Le 24 avril 2012 Philippe Torreton
publiait une lettre à Jean Ferrat, elle n'a pas pris une ride
Jean, J'aimerais te laisser
tranquille, au repos dans cette terre choisie. J'aurais aimé que ta voix chaude
ne serve maintenant qu'à faire éclore les jeunes pousses plus tôt au printemps,
la preuve, j'étais à Entraigues, il n'y a pas si longtemps et je n'ai pas
souhaité faire le pèlerinage.
Le repos c'est sacré !
Pardon de t'emmerder, mais l'heure
est grave, Jean. Je ne sais pas si là où tu es tu ne reçois que le Figaro comme
dans les hôtels qui ne connaissent pas le débat d'idées, je ne sais pas si tu
vois tout, de là haut, ou si tu n'as que les titres d'une presse vendue aux
argentiers proche du pouvoir pour te tenir au parfum, mais l'heure est grave!
Jean, écoute-moi, écoute-nous,
écoute cette France que tu as si bien chantée, écoute-la craquer, écoute la
gémir,
cette France qui travaille dur et
rentre crevée le soir, celle qui paye et répare sans cesse les erreurs des
puissants par son sang et ses petites économies,
celle qui meurt au travail, qui
s'abîme les poumons,
celle qui se blesse, qui subit les
méthodes de management,
celle qui s'immole devant ses
collègues de bureau,
celle qui se shoote aux
psychotropes,
celle à qui on demande sans cesse de
faire des efforts alors que ses nerfs sont déjà élimés comme une maigre
ficelle,
celle qui se fait virer à coups de
charters,
celle que l'on traque comme d'autres
en d'autres temps que tu as chantés,
celle qu'on fait circuler à coups de
circulaires,
celle de ces étudiants affamés ou
prostitués,
celle de ceux-là qui savent déjà que
le meilleur n'est pas pour eux,
celle à qui on demande plusieurs
fois par jour ses papiers, c
celle de ces vieux pauvres alors que
leurs corps témoignent encore du labeur,
celle de ces réfugiés dans leurs
propre pays qui vivent dehors et à qui l'on demande par grand froid de ne pas
sortir de chez eux,
de cette France qui a mal aux dents,
qui se réinvente le scorbut et la rougeole,
cette France de bigleux trop pauvres
pour changer de lunettes,
cette France qui pleure quand le
ticket de métro augmente,
celle qui par manque de superflu
arrête l'essentiel...
Jean, rechante quelque chose je t'en
prie, toi, qui en voulais à D'Ormesson de déclarer, déjà dans le Figaro, qu'un
air de liberté flottait sur Saigon, entends-tu dans cette campagne mugir ce
sinistre Guéant qui ose déclarer que toutes les civilisations ne se valent pas?
Qui pourrait le chanter maintenant ?
Pas le rock français qui s'est vendu
à la Première dame de France.
Ecris nous quelque chose à la gloire
de Serge Letchimy qui a osé dire devant le peuple français à quelle famille de
pensée appartenait Guéant et tous ceux qui le soutiennent !
Jean, l'huma ne se vend plus aux
bouches des métros, c'est Bolloré qui a remporté le marché avec ses gratuits.
Maintenant, pour avoir l'info juste,
on fait comme les poilus de 14/18 qui ne croyaient plus la propagande, il faut
remonter aux sources soi-même, il nous faut fouiller dans les blogs...
Tu l'aurais chanté même chez Drucker
cette presse insipide, ces journalistes fantoches qui se font mandater par
l'Elysée pour avoir l'honneur de poser des questions préparées au Président, tu
leurs aurais trouvé des rimes sévères et grivoises avec vendu...
Jean, l'argent est sale, toujours,
tu le sais, il est taché entre autre du sang de ces ingénieurs français.
La justice avance péniblement grâce
au courage de quelques-uns, et l'on ose donner des leçons de civilisation au
monde...
Jean, l'Allemagne n'est plus qu'à un
euro de l'heure du STO, et le chômeur est visé, insulté, soupçonné.
La Hongrie retourne en arrière ses
voiles noires, gonflées par l'haleine fétide des renvois populistes de cette
droite "décomplexée".
Jean, les montagnes saignent, son or
blanc dégouline en torrents de boue, l'homme meurt de sa fiente carbonée et
irradiée, le poulet n'est plus aux hormones mais aux antibiotiques et nourri au
maïs transgénique. Et les écologistes n’en finissent tellement pas de ne pas
savoir faire de la politique.
Le paysan est mort et ce n’est pas
les numéros de cirque du Salon de l’Agriculture qui vont nous prouver le
contraire. Les cow-boys aussi faisaient tourner les derniers indiens dans les
cirques. Le paysan est un employé de maison chargé de refaire les jardins de
l'industrie agroalimentaire.
On lui dit de couper il coupe, on
lui dit de tuer son cheptel il le tue, on lui dit de s'endetter il s'endette,
on lui dit de pulvériser il pulvérise, on lui dit de voter à droite il vote à
droite...
Finies les jacqueries! Jean, la
Commune n'en finit pas de se faire massacrer chaque jour qui passe.
Quand chanterons-nous "le Temps
des Cerises" ?
Elle voulait le peuple instruit, ici
et maintenant on le veut soumis, corvéable, vilipendé quand il perd son emploi,
bafoué quand il veut prendre sa retraite, carencé quand il tombe malade...
Ici on massacre l'Ecole laïque, on
lui préfère le curé, on cherche l'excellence comme on chercherait des pépites
de hasards, on traque la délinquance dès la petite enfance mais on se moque du
savoir et de la culture partagés...
Jean, je te quitte, pardon de
t'avoir dérangé, mais mon pays se perd et comme toi j'aime cette France, je
l'aime ruisselante de rage et de fatigue, j'aime sa voix rauque de trop de
luttes, je l'aime intransigeante, exigeante, je l'aime quand elle prend la rue
ou les armes, quand elle se rend compte de son exploitation, quand elle sent la
vérité comme on sent la sueur, quand elle passe les Pyrénées pour soutenir son
frère ibérique, quand elle donne d'elle même pour le plus pauvre qu'elle, quand
elle s'appelle en 54 par temps d'hiver, ou en 40 à l'approche de l'été.
Je l'aime quand elle devient
universelle, quand elle bouge avant tout le monde sans savoir si les autres
suivront, quand elle ne se compare qu'à elle même et puise sa morale et ses
valeurs dans le sacrifice de ses morts...
Jean, je voudrais tellement
t'annoncer de bonnes nouvelles au mois de mai...
Je t'embrasse.
Philippe Torreton
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