30 mars 2020

Alain Chouraqui: "Préserver les libertés publiques"

 

Le chercheur propose une haute-autorité pour encadrer les mesures prises contre le coronavirus Président de la Fondation du Camp des Milles, Alain Chouraqui est directeur de recherches au CNRS. S’il comprend l’état d’urgence sanitaire, il craint pour le futur de la démocratie.

Depuis le 12 mars et l’annonce par Emmanuel Macron des premières mesures pour enrayer le Coronavirus, la France a vu les libertés fondamentales mises sous le boisseau : "fermeture de tous les lieux publics non indispensables à la vie du pays", report du second tour des élections municipales, confinement et laissez-passer obligatoires pris par décrets, puis loi du 23 instaurant l’état urgence sanitaire avec de nouvelles restrictions par ordonnances… S’il comprend, comme tout un chacun, l’exception de la situation, Alain Chouraqui n’en tire pas moins la sonnette d’alarme : directeur de recherches au CNRS, il considère que la tempête que nous traversons et les réponses qui y sont apportées peuvent, si l’on n’y prend garde, mettre à mal nos règles démocratiques et nos valeurs. 

D’autant que président de la Fondation du Camp des Milles, il connaît "les processus et mécanismes individuels, collectifs ou institutionnels qui se sont déjà produits dans différentes grandes crises" et ce qu’ils ont pu provoquer, à l’instar du nazisme souvent qualifié de "peste brune". Aussi, une sélection de documents pour "mieux vivre le confinement" a été mise en ligne sur le site internet du Camp des Milles, tant pour maintenir une présence culturelle que pour proposer "des clefs de compréhension du présent tirées de l’expérience du passé".

En tant que chercheur au CNRS, si on vous avait dit voici quelques mois que nous nous trouverions dans cette situation, l’auriez-vous cru ?

Si l’on m’avait dit qu’une épidémie se répandrait et provoquerait des restrictions de libertés, des peurs puis des menaces contre la démocratie, j’aurais évidemment dit oui, c’est possible… L’Histoire nous apprend beaucoup, et en particulier son imprévisibilité : on ne doit pas être surpris des choses surprenantes. D’autre part, elle nous apprend le tragique, avec des sociétés qui se croyaient à l’abri, puis arrivent effectivement des événements, des guerres, des catastrophes climatiques, des épidémies, des crises internes graves qui bousculent les choses de façon extraordinaire, au sens propre. 

Vous qualifiez ce que nous vivons de "choc civilisationnel". Que voulez-vous dire par là ?

Une civilisation, c’est tout un ensemble de règles d’organisation sociale et culturelle dont la démocratie, de règles morales, de valeurs dont la liberté, d’usages quotidiens aussi. Nous voyons bien que par l’ampleur mondiale de cette crise sanitaire, par son bilan humain, par le fait qu’elle touche chacun d’entre nous, les sociétés sont atteintes, les relations internationales sont atteintes, les individus sont atteints… Ce sont tous les aspects d’une civilisation qui sont bousculés, discutés, remis en cause, à titre temporaire ou pas, c’est tout le débat. Il y a bien un choc et de ce choc peut sortir le meilleur ou le pire, peut-être le meilleur puis le pire, j’aurais tendance à penser le pire puis le meilleur. Le pire qu’il faut chercher à éviter, en alertant et en étant vigilant. Le meilleur qu’il faut préparer par le débat le plus large. Notre résilience collective actuelle avec de magnifiques élans de courage et de solidarité chez beaucoup, si elle dure, est un bel espoir. À partir des analyses menées au Camp des Milles, on peut distinguer quatre phases principales dans la crise que nous vivons. La première a été marquée par des réactions immédiates à la menace, la peur, la sidération, le souci de soi-même et des siens. Nous sommes actuellement en phase 2, où l’on commence à prendre du recul, parfois avec colère parce que l’on a besoin de mieux comprendre et aussi que le confinement peut devenir psychologiquement et matériellement insupportable. La violence n’est pas loin et l’on commence à chercher des responsables selon le mécanisme très classique du bouc-émissaire. Comme au Moyen Âge, les juifs avec la peste, on désigne aujourd’hui les Asiatiques, les immigrés, les juifs encore, etc. Les hommes ont du mal à accepter qu’il n’y ait parfois pas de coupables dans une catastrophe, seulement un engrenage dans un système. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut pas froidement commencer à réfléchir sur ce qui a produit ou aggravé cette crise, voire sur des responsabilités toujours possibles, mais sans se laisser gagner par le climat émotionnel qui ne peut que faciliter des injustices et des dérapages historiques classiques et dangereux.

Considérez-vous que l’équilibre entre libertés publiques et sécurité est actuellement tenu ?

Il est clair, le gouvernement lui-même le reconnaît, que la période actuelle conduit à des restrictions très fortes de libertés, à commencer par la liberté fondamentale d’aller et de venir. Il faut toutefois noter avec satisfaction que d’autres libertés perdurent, comme celle d’informer, de critiquer, etc. Sans remettre en cause la bonne volonté de nos gouvernants qui ont utilisé des leviers prévus dans l’État de droit, il est légitime de s’interroger sur les processus de décision en cette période exceptionnelle, qui doivent permettre, sur chaque atteinte possible aux libertés, à la fois la réactivité dans l’urgence et le débat démocratique, et surtout le bon positionnement du curseur entre ces deux objectifs. À période exceptionnelle, procédures démocratiques non seulement à adapter mais aussi à renforcer de manière imaginative ? Il est bon que le Parlement continue à siéger et que les acteurs sociaux soient ponctuellement consultés, mais est-ce suffisant?

La prudence que vous appelez de vos vœux doit-elle également être défendue par les citoyens, les corps intermédiaires, les médias ? 

Les résistances aux dérives antidémocratiques ne doivent évidemment pas venir seulement des autorités politiques et administratives. On a besoin de sentinelles permanentes… d’autant plus que les personnes et les structures que vous évoquez peuvent elles-mêmes être des accélérateurs de ces dérapages. Parfois en poussant à des mesures autoritaires, parfois avec des réflexes détestables, de délation par exemple. Plus que jamais, l’acteur suprême, ce sont les gens, ce sont les citoyens ! 

❚ Cela se manifeste puisque recule dans l’opinion l’acceptation d’une géolocalisation des personnes exposées au Coronavirus afin de confiner celles ayant été en contact avec elles. Un dispositif de "tracking" envisagé par le gouvernement qui constitue pour vous "le point ultime de l’atteinte aux libertés"… 

Il est clair que ce dispositif évoque une image redoutable aujourd’hui bien ancrée, l’œil de Big Brother sur chacun d’entre nous. Cela irait bien au-delà de tout ce qui a été mis en place jusqu’à présent. Il n’est pas pareil de limiter vos déplacements et de savoir toujours où vous êtes, qui vous rencontrez et quelle est votre santé. Et de décider ensuite de certains de vos droits et libertés. Ce regard "total" est le rêve de tout totalitarisme. En outre, l’abus peut être ici celui d’un pouvoir politique mais aussi - et c’est peut-être pire- de puissances privées sans contre-pouvoir, ou de simples individus au contact de vos informations privées. Je crois donc qu’il importerait d’appliquer six principes : la nécessité, la proportionnalité, le volontariat, la fixation d’une durée précise, l’existence d’une étude d’impact démocratique et un contrôle indépendant. À cela s’ajoutent bien sûr des garanties techniques à apporter sur la non-conservation de données, la sécurité face aux piratages etc.Je fais confiance pour cela à la CNIL, à la CNCDH ou au Défenseur des droits, s’ils en ont les moyens. Pour autant, je crains que l’on se trompe beaucoup sur l’efficacité de ce dispositif : il faudrait que 75% l’adoptent pour que ses résultats soient satisfaisants alors que nombre de personnes n’ont pas de smartphone ou le leur n’est pas adapté, à quoi s’ajouteront les "réfractaires"… Mais il est rare que l’homme s’interdise des avancées technologiques qui lui semblent pouvoir servir un pouvoir ou un intérêt. D’où l’importance du maintien de contre-pouvoirs robustes et indépendants. Une autre question vient s’ajouter aujourd’hui : la fin de l’épidémie, c’est quoi ? Les restrictions de libertés sont prévues pour ne pas aller au-delà, mais beaucoup d’experts évoquent des retours cycliques du virus, d’autres pensent que cela durera jusqu’en 2022 et donc, toutes ces atteintes aux libertés -même justifiées médicalement- pourraient s’installer dans le temps… 

❚ Quand et comment allons-nous sortir de la phase actuelle ? 

Je pense que cette phase 2 va durer encore quelques semaines, puis nous devrions passer, après la crise sanitaire, à une troisième étape plus dangereuse pour les régimes en place qui peuvent être fortement percutés par des crises économiques et peut-être financières, surtout par l’explosion attendue du chômage -déjà 17 millions de chômeurs aux USA- et par les colères légitimes qu’il engendre. À l’image de la crise de 1929 dont on sait ce qu’elle a produit comme crispations et violences, dérives autoritaires et populistes, protectionnisme et nationalismes mortifères, guerres. La démocratie peut alors vraiment être en danger. D’autant que les peuples se sont déjà habitués à un curseur qui se déplace plutôt vers la sécurité que vers les libertés, les terrorismes ayant aggravé la tendance. En outre, il est rare que des services acceptent facilement de renoncer à des dispositifs qui facilitent leur mission sans nécessairement respecter certains droits fondamentaux. Pourfaire face aux déstabilisations et aux risques exceptionnels pour la démocratie dans les mois qui viennent, ne serait-il pas opportun d’envisager la création d’une instance plurielle, indépendante, pluridisciplinaire et citoyenne, un Conseil d’analyse et de suivi démocratiques, sur le modèle du Conseil scientifique aujourd’hui installé auprès du Président pour le médical? Ce Conseil aurait une compétence sur les questions sociétales, avec vue globale sur l’évolution des grands équilibres, car la démocratie n’est pas seulement faite de garanties formelles ou juridiques. Les mesures envisagées ou possibles ne seraient pas analysées une à une mais comme des pièces du puzzle qui donne physionomie à notre société démocratique, pour éclairer voire d’alerter dirigeants et citoyens. 

❚ Beaucoup prophétisent pourtant un avenir meilleur né de la remise en cause des travers mis en lumière de manière cruelle par le coronavirus. Vous y croyez ? 

Aucun des scénarios sombres n’est inévitable. L’expérience du passé, c’est aussi celle des résistances finalement victorieuses. L’expérience de l’Humanité suggère plusieurs pistes possibles après un tel ébranlement. D’abord, le simple retour à la situation antérieure, avec des ajustements mineurs :tout cela n’aura été qu’une simple parenthèse, un drame à oublier. On peut avoir aussi une démocratie défigurée ou effacée durablement par des régimes "hybrides", voire autoritaires comme ceux qui ont perduré en Espagne et au Portugal après la Seconde Guerre mondiale. Mais des réformes majeures ne sont pas non plus à exclure, comme après 1945 : le même système qu’auparavant se transformerait plus ou moins fortement pour qu’il y ait un progrès véritable. Et puis il peut heureusement y avoir "des lendemains qui chantent", même s’ils chantent très différemment selon les pays et les groupes sociaux ; avec des "traces culturelles" profondes, des changements du type de ceux nés de mai 1968 notamment pour la liberté des femmes ou le rapport à l’autorité. Parmi ces ouvertures possibles, il y a la conscience de l’unité de destin du genre humain y compris écologique, l’importance du rapport à l’autre, le refus des inégalités et des injustices devenues plus évidentes, la remise en cause des contraintes économiques drastiques, la reconnaissance de métiers peu valorisés, le sens de l’implication citoyenne… Et puis, il y a le rapport au temps : ralentir les rythmes économiques, personnels, familiaux, etc., devient envisageable par une prise de conscience collective. Un bel espoir pour tous !