10 septembre 2012

Intervention d’Alain Chouraqui, Président de la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Education

à l’inauguration du Site-Mémorial du Camp des Milles, le 10 septembre 2012

Pourquoi parler ici après les noms de ces Justes qui, en silence, ont aidé, aimé, sauvé… ?
Comment parler après ces noms d’enfants qui disent la souffrance, et la souffrance de leurs parents ?
Effroyable…
Mais aussi comment ne pas écouter l’appel de leurs voix étouffées, comment se taire en pensant aux enfants d’aujourd’hui et de demain, dont nous ne voulons pas qu’ils soient un jour victimes, ou bourreaux, ou complices.
L’été 1942 connut les premières grandes rafles de juifs du sud de la France. Pétain et Laval avaient promis aux nazis de leur livrer 10 000 juifs de la zone libre. Ignominie… Et leur avaient proposé de déporter aussi les enfants. Ignominie suprême…
Parmi ces enfants, il y avait ceux dont ns venons d’entendre les noms, ceux du dernier convoi formé ici même pour Auschwitz, il y a 70 ans précisément aujourd’hui.
Et aujourd’hui, vous êtes là, Monsieur le Premier Ministre, représentant la France que nous aimons, la France que ces victimes et ces Justes aimaient, celle de la Liberté, de l’Egalité, de la Fraternité, de la Justice, de la Dignité, de la Laicité ; celle qui doit sans cesse lutter contre ce qui peut la défigurer, la trahir, la salir.
Je suis profondément heureux et reconnaissant de la forte présence aujourd’hui de l’Etat dans notre Mémorial, affirmée avec éclat par le Haut patronage accordé par le Président de la République à cette cérémonie et par votre présence, Monsieur le Premier ministre, accompagné de plusieurs ministres de la République, symbole fort.
Il y a 30 ans, nous avions espéré que l’Etat prendrait rapidement notre relais.                                        Il en fut autrement, et ce n’est que progressivement, comme d’autres, qu’il comprit l’ensemble des dimensions d’un projet d’intérêt général, s’engagea fermement aux côtés de la société civile, et prit toute sa place dans notre Fondation.

Monsieur le Premier Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ministres, dont je salue la qualité et le nombre si significatif,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs les hauts représentants des autorités civiles, militaires et religieuses,
Mesdames et messieurs les anciens internés de ce camp, leurs familles et les familles de Justes des Nations,
Mesdames et Messieurs les représentants des associations et institutions éducatives, universitaires, culturelles, humanitaires, du monde économique et social, de la presse, des communautés juives, arméniennes, tziganes et musulmanes
Chers élèves qui représentez l’avenir de la transmission,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

Au-delà des convenances, ces salutations sont aussi une manière de dire notre rassemblement exceptionnel, toutes opinions, fonctions et origines confondues, au nom de valeurs communes.
Je mesure la responsabilité qui est la mienne aujourd’hui.
Parler pour les personnes suppliciées.
Parler au nom de la société civile, des présents et des disparus, qui ont mené un combat difficile depuis presque trente ans pour ce projet de Mémorial, avec la passion de l’avenir. Pour que l’homme puisse apprendre de ce passé et de ce lieu, puisse apprendre de l’engrenage de persécutions que connut ce camp contre les supposés ennemis et contre les soi-disant « indésirables », qui conduisit au génocide contre les juifs.
Quelques hommes et femmes furent très longtemps seuls dans ce combat, pour surmonter des obstacles nombreux, pour convaincre, jour après jour, pour travailler nuit après nuit, sans aucun moyen, sans aucun appui, bien au contraire.
Une puis deux générations nouvelles les ont rejoints, puis des institutions, qui leur ont permis de réaliser enfin ce qu’ils croyaient juste et nécessaire pour les générations futures.
Il y a une part d’injustice dans l’honneur qui m’est fait de parler seul au nom de tous. Je ne peux ici préciser le rôle de chacun comme j’ai tenu à le faire dans le livret où chacun prend la parole et qui vous a été distribué.

Je veux cependant souligner le rôle fondateur des anciens résistants et déportés, au premier rang desquels Denise Toros-Marter, Louis Monguilan et mon père Sidney Chouraqui. Je les salue avec respect pour le courage et les épreuves qui marquent leur histoire personnelle, mais aussi pour avoir été les premiers à soutenir le projet qui se dessinait, malgré son ambition a priori peu réaliste. A leurs côtés, quelques bénévoles contribuèrent hautement au projet : Serge Klarsfeld bien sûr, Jean-Louis Medvedovsky et les militants discrets et efficaces de l’Association du Wagon-souvenir, Jacques Henceval, Marc Woitrin ; puis Bernard Chevallier, Philippe Joutard, Max Polonovski, Mondher Abdennadher, Marie-Laure Sauty de Chalon, première « messagère du Mémorial », d’autres encore... Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés.
Je veux souligner également l’action décisive des collectivités locales, de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, du Groupe Lafarge, du CRIF, de la Fondation Ecureuil, et en particulier du Mémorial de la Shoah qui a assuré avec rigueur le commissariat des parties historiques de nos expositions. A leur tête, Michel Vauzelle, Jean-Noël Guerini, Maryse Joissains-Masini, Eugène Caselli, Richard Prasquier, David et Eric de Rothschild,
Bruno Lafont, Alain Lacroix, agissent à nos côtés avec une détermination et une sincérité peu communes que je tiens à saluer respectueusement. Ils ont été rejoints par Orange, la SNCF, AXA, Alteor d’autres encore que nous remercions très sincèrement.
Je n’oublie pas enfin l’ensemble des personnes qui ont apporté leur soutien, de façon souvent admirable : membres de notre Conseil scientifique international, enseignants, chercheurs, acteurs culturels, militants associatifs, journalistes, agents de l’Etat ou des collectivités, salariés d’associations ou de fondations, beaucoup nous ont aidés discrètement à construire ou faire connaître un projet rigoureux scientifiquement, techniquement et financièrement.
Sans vous tous, réunis par delà de fortes différences de sensibilité ou d’opinions, ne serait pas accompli aujourd’hui aux Milles le pas historique que constitue pour la France la reconnaissance apaisée d’un Vel d’Hiv du Sud, d’un Vel d’Hiv sans occupation allemande. La reconnaissance, que cette mémoire est au service de tous, et surtout que c’est bien en l’homme que peut se cacher le mal, quelle que soit sa nationalité ou ses origines.
Sans vous, sans votre soutien, sans votre confiance, ce projet n’aurait pas vu le jour dans la pluralité de ses grands objectifs, de mémoire et d’histoire d’une part, d’éducation, de formation et de recherche d’autre part, mais aussi de culture vivante, dans ses murs et hors les murs, y compris à l’international.
Notre objectif culturel s’appuiera sur l’exceptionnel patrimoine que constitue le Camp des Milles et sur la présence nombreuse d’artistes internés dans ces lieux. L’expression artistique peut permettre d’approcher par la sensibilité ce qui a parfois été appelé « l’indicible » de l’horreur génocidaire. En complément bien sûr du discours de raison.
Celui-ci, fruit d’un travail scientifique d’une dizaine d’années, fonde un volet d’éducation citoyenne qui propose au visiteur des clés de compréhension pluridisciplinaires sur les mécanismes individuels et collectifs qui ont conduit - et qui peuvent encore conduire - à l’horreur génocidaire
A l’unanimité les Nations Unies ont décidé de faire du 27 janvier une Journée annuelle reconnaissant que la Shoah est une histoire singulière qui éclaire d’un soleil noir les égarements possibles de l’homme moderne. 
Les résistants et les rescapés de la Shoah ont souvent essayé de mettre au service de tous leur expérience du pire, de faire émerger l’universalité des mécanismes humains qu’elle révèle. Ils n’ont pas toujours été compris.
Mais aujourd’hui les ambassadeurs sont nombreux à nos côtés, et les associations arméniennes, tziganes, musulmanes ou juives ont su partager avec nous cette idée fondamentale que la Shoah tend un miroir à toute l’humanité pour mieux se comprendre elle-même.
Dans cette perspective, nous essayons , pour la première fois sur un lieu de mémoire, de dépasser le Plus jamais ça !                                                                                                                                       et de nous appuyer, au-delà de l’histoire, sur les autres sciences de l’homme pour comprendre Comment faire pour que Plus jamais ça ?
Nous y travaillons avec modestie devant l’infinité des questions posées, mais avec détermination devant les exigences du présent qui, ne nous trompons pas, est aussi porteur de malheurs si l’on n’exerce pas une vigilance trempée dans l’expérience et surtout dans l’analyse de l’expérience.
Celle-ci nous dit comment l’on passe par étapes du stéréotype le plus commun au préjugé dangereux, de l’insulte dans la cour d’école aux pierres contre des bâtiments puis contre des hommes, de la peur à l’agressivité et à la violence, d’une croyance aveugle au rejet de l’Autre, des livres brûlés aux hommes gazés, de l’ordinaire de la Tuilerie des Milles à l’extraordinaire d’Auschwitz ; comment, avant même cet engrenage des insultes et des violences, tout commence, en chacun de nous, par l’exclusion mentale de l’Autre différent, qui peut ouvrir la voie à l’exclusion sociale puis institutionnelle voire physique.
On explique ici que ce processus criminel a besoin d’hommes ordinaires qui laissent faire ou deviennent complices, se laissant aller à des mécanismes humains récurrents comme la soumission aveugle à l’autorité, le conformisme de groupe, la passivité, la recherche de boucs émissaires…

Mais on montre aussi que tous les génocides font émerger des hommes et des femmes qui résistent, qui sauvent, ou qui, comme aux Milles, restent debout face à la volonté de les déshumaniser pour plus facilement les assassiner.
Un « Mur des actes justes » présente ainsi, à la fin du parcours d’exposition, la grande diversité des actes de sauvetage et de résistance constatés pendant le génocide arménien, la Shoah, l’assassinat des tziganes, le génocide rwandais.
Croyez-moi, quel réconfort que de travailler sur ces cas si nombreux de fraternité et de courage face au mal !
Comment ne pas vouloir prolonger leur message d’espoir en l’homme qui agit ?
Car nous ne voulons pas que le jeune visiteur sorte de ce lieu écrasé par la tragédie mais avant tout conscient que, éclairé par l’expérience du pire, chacun peut réagir à temps, chacun peut résister, chacun à sa manière, comme personne et comme citoyen.
Face à d’indécentes concurrences des mémoires, la démarche proposée ici ne peut-elle aider aussi à construire une solide convergence des mémoires, fondée sur ce qu’il y a de commun dans leur expérience des comportements humains, des pires aux plus admirables ?
C’est aujourd’hui la France -ses institutions et sa société civile- qui se rassemble autour d’une telle mémoire.
D’une mémoire qui peut ancrer fortement nos valeurs humanistes sur un socle vécu de souffrance et de courage, au camp des Milles en particulier.
Un lieu-témoin prend ici le relais des témoins et montre jusqu’où peut mener le non respect de ces valeurs, dans un monde où l’antisémitisme et le racisme creusent de nouveaux chemins qui menacent gravement le vivre ensemble.
Un lieu de mémoire est un ancrage fort des représentations collectives. Ce lieu apporte ainsi sa contribution éthique à une perte de repères consécutive aux crises et surtout aux déstabilisations idéologiques et pratiques provoquées par la puissance technologique qui progresse plus vite que la capacité humaine à l’encadrer, comme par l’émergence bouleversante d’un village planétaire dont les habitants se découvrent dans des échanges
fructueux, mais aussi dans de terribles crispations identitaires et sur un terreau d’injustices sociales et souvent d’inculture.
En ce 10 septembre 2012, nous tournons donc une longue page de l’histoire de notre projet citoyen. Nous en ouvrons une autre, qui s’annonce a priori moins difficile mais riche d’actions passionnantes. La jeune et belle équipe de notre Fondation ressent l’honneur de partager un héritage mémoriel qui nous grandit tous. Avec la maîtrise d’oeuvre, les entreprises et leurs ouvriers, elle a su assumer efficacement la lourde charge d’un chantier complexe et sensible. J’ai confiance en elle pour porter avec coeur les valeurs du Mémorial et pour travailler avec nos partenaires au développement dans la durée de ce lieu nécessaire.
Une cause qui nous dépasse ne permet-elle pas de se dépasser ?
Jan Kraus, tu avais un an, certains voulaient effacer à jamais ton nom, il vivra ;
Walter Hasenclever tu as mis fin à tes jours, pas à ton destin ;
Karl Bodek, tes peintures murales continueront d’envoyer leurs messages colorés de fraternité,
Alice et Henri Manen, Auguste et Marie-Jeanne Boyer, Justes des Nations, vous resterez des exemples malgré votre modestie ;
Abraham BANK, Daniel DAVISSE, Manfred KATZ, Paula KOIRAN, Monica LIPMAN WULF, Sem SZMULEWICZ, Herbert TRAUBE, vos souffrances et votre courage au camp des Milles sont reconnus aujourd’hui,
Enfants d’aujourd’hui, nous vous offrons un trait d’union entre le passé et l’avenir, un outil pédagogique innovant qui vous aidera à apprendre du passé pour être vigilant et pour vivre en paix avec les autres et avec soi-même.
Notre France, tu es en ce jour fidèle à ton plus beau visage, celui des droits humains !