18 décembre 2010

Indignons-nous aux côtés de Stéphane Hessel

 


Pour défendre les acquis du programme du CNR


A la lecture du livre-manifeste «Indignez-vous»* de Stéphane Hessel, ancien Résistant et Déporté politique à Buchenwald, toutes celles et tous ceux qui se sentent héritiers des valeurs de la Résistance ne peuvent rester insensibles et notre devoir impérieux est de donner l'alarme, s'il le faut avec des cris d'oiseaux comme le disait Léo Ferré.
Devant le démantèlement des acquis du programme du Conseil National de la Résistance, notre association envisage dans le cadre du Forum Social en Provence puis dans le cadre de l'Université Populaire de Marseille au Théâtre Toursky d'engager une profonde réflexion sur la remise en cause de ces acquis démocratiques, sociaux, culturels et éducatifs.
Nous pensons aborder cette réflexion avec la LDH, les assos d'anciens Résistants et Déportés, avec les résistants d'aujourd'hui et l'ensemble des démocrates.
Nous demandons à des personnalités de la Résistance et de la Déportation et particulièrement à Stéphane Hessel, s'il peut être à nos côtés notamment au Toursky.

Nous savons qu'il est nécessaire, indispensable et urgent que l'ensemble des forces vives de la nation"s'insurge pacifiquement" (appel des anciens Résistants le 15 mars 2004), bien avant l'échéance de 2012.
Nous comptons sur chacune, chacun d'entre vous pour nous épauler et attendons vos réactions.
Pour nous soutenir dans cette lourde organisation nous avons aussi besoin de soutien financier. Vous pouvez adhérer ou verser ce que vous pouvez en utilisant le bulletin de cotisation-soutien situé sur notre blog.
( Résister Aujourd'hui ccp 1107837 K 029 Marseille)
Pour mieux connaître notre association visitez notre blog en construction :

www.resistonsaujourdhui.blogspot.com/


et notamment nos statuts et notre comité de parrainage afin de mieux nous situer.

* le livre de Stéphane Hessel 32 pages, publié par Indigène Editions se trouve dans toutes les librairies au prix de 3 euros

20 octobre 2010

"Lambesc : la Mémoire oubliée" Préface de Michel Vial

 

N’oublions jamais !    

 Quand la mémoire faiblit, quand elle commence,

comme une fragile falaise rongée par la mer et le temps

à s’effondrer par pans entiers dans les profondeurs de l’oubli,

c’est le moment de rassembler ce qu’il en reste, ensuite il sera trop tard.

                                                                                                 Vercors

 

La Stèle-Mémorial érigée le 18 avril 2010 et ce livret témoignent auprès des générations actuelles et à venir que des hommes originaires du 3ème Reich allemand * ayant fui, pour la plupart, les persécutions de la dictature hitlérienne en 1933 ont été internés arbitrairement à Lambesc, en 1940, par le gouvernement français.

 Nous avons un devoir de mémoire envers eux qui ont souffert dans leur dignité d’hommes,

comme nous devons faire connaître aux nouvelles générations les combats menés par les Résistants à Lambesc, en Allemagne ou ailleurs, et les souffrances qu’ont subi toutes les victimes du nazisme.

 Dès sa création en 1994, notre association a voulu que cet épisode de l’histoire lambescaine soit gravé dans la pierre pour les générations futures et ce n’est qu’en 2009 que  notre proposition a été favorablement accueillie par la nouvelle municipalité de Lambesc que nous tenons à remercier. merci en notre nom mais surtout au nom de ceux qui ont souffert ici dans leur dignité d’homme.

 La mémoire  et la réflexion doivent s’allier afin de permettre une compréhension des évènements et des actes d’hier afin qu’ils ne puissent plus se reproduire.

Nous devons stigmatiser les résurgences  et la banalisation des idées d’extrême droite pour mettre en lumière les mécanismes, toujours semblables, qui peuvent conduire à nouveau à l’émergence des forces les plus rétrogrades et à la négation des droits fondamentaux de la Démocratie.

 Non seulement il nous faut dénoncer et analyser les engrenages des intolérances mais il est essentiel de souligner la responsabilité des femmes et des hommes d’aujourd’hui face à cette montée des dangers qu’ils induisent. C’est pourquoi nous devons informer chacun et notamment les jeunes, afin qu’ils se comportent en citoyens responsables.

 La mémoire revisitée de nos anciens nous rappelle que dans les années trente c'est sur le terreau d’une crise économique : chômage et misère grandissante que proliférèrent le fascisme en Italie, le franquisme en Espagne, le nazisme en Allemagne, autant de préludes à la 2ème guerre mondiale.

Ce sont les mêmes phénomènes qui avivent, encore aujourd'hui, haines raciales et passions nationalistes. Restons vigilants.

N’oublions jamais qu'un Peuple qui oublie son passé est condamné à le revivre et que la Mémoire est plus qu’un devoir mais une exigence pour chaque citoyen.

       Michel Vial ,   président national de « Résister Aujourd’hui »

"La Mémoire oubliée" le Camp de Lambesc (13) par Claire Lutrin,-Le Pors historienne

 

Lambesc, un jour d'avril 1940.                                                         A l'aube, la rumeur naît, court et enfle dans le village :                             ILS sont là ! ILS sont arrivés ! ILS sont là, à la conserverie !                    Les curirent voir cet étrange équipage … Mais qui sont ces hommes ?        D'où viennent-ils ? Pourquoi sont-ils là ?                                            Un épisode méconnu de l'Histoire de Lambesc s'ouvre à vous.                      Êtes-vous prêts à le découvrir ? Oui ?                                                                                                                                        Alors, ouvrez la porte et entrez dans l'Histoire … 


- AVANT - PROPOS -

            Je tiens à remercier pour leur coopération les employés, bibliothécaires, archivistes, secrétaires des archives départementales des Bouches-du-Rhône à Marseille. J'adresse des remerciements particuliers à Monsieur Rémy BOUDER, qui m'a aidée à lever bien des obstacles, à M. MARCHOT pour son active coopération, à MM. Robert MENCHERINI et Xavier DAUMALIN pour leur soutien bienveillant, à Mmes Piat et Vaudois et M. Schnorf pour leur précieuse connaissance de  l'allemand.

             Le devoir de mémoire est l'un des plus difficiles que je connaisse. La mémoire est sélective. Elle garde le bon et rejette le mauvais. Il en est de notre mémoire individuelle comme de la mémoire collective.

             Il est étrange de constater qu'un groupe de plus de trois cents prisonniers  a disparu des mémoires, sans laisser de trace. Pire, ils n'ont, pour certains, jamais existé.

             J'ai entrepris ces recherches il y a plus de dix ans, lorsque j'ai vu une carte, établie par Anne GRYNBERG, présentant "les camps créés à l'hiver et au printemps 1939" et ceux "ouverts entre septembre 1939 et mai 1940 pour les ressortissants ennemis". Lambesc s'y trouve en bonne place, au milieu d'autres.

            Après avoir fouillé les archives de la mairie (en vain), interrogé les anciens et nouveaux propriétaires de l'usine réquisitionnée (en vain), je me suis tournée vers nos concitoyens témoins de cette période. En vain !

            Les archives départementales représentaient mon dernier espoir de pouvoir amener des preuves de ce que j'avançais. Après deux années de recherche, dans la poussière, j'ai trouvé un fil qui me prouve que je n'ai rien inventé et que l'on ne m'a pas menti, comme je l'ai entendu dire. Il y a bien eu un camp d'internement de travailleurs étrangers entre le 18 avril et le 15 juin 1940 à Lambesc. Deux mois seulement. C'est suffisant pour que l'on s'y attarde.

             Les archives sont un monde peuplé de fantômes. Les dossiers de la période 1938-1947 sont sensibles. Ce sont des fantômes émouvants, des noms dans des dossiers, des vies qui basculent, des lettres bouleversantes de pères, de mères cherchant leurs enfants, d'enfants demandant une reconnaissance du statut d'internés pour leurs parents, de lettres à un proche enfermé. Je me suis fait le témoin muet des ces morceaux d'existence. J'ai lu ces lettres, ces noms, ces listes. Au milieu de ces vieux papiers, que l'on sent remplis de larmes, de douleurs et de la froideur administrative, j'ai trouvé des noms, ceux de quelques gardiens, médecins et officiers, et de 343 détenus dont le passage au camp de Lambesc entre avril et juin 1940 est attesté. J'ai trouvé des morceaux de vie, les moments de joie lors des libérations. Des moments de mort aussi, quand les dates de décès ou les mentions des convois de déportation apparaissent à la fin de la liste de leur itinéraire.

            Quelques uns sont connus. Beaucoup sont anonymes. Difficile de retrouver ce qu'ils sont devenus.

             Le but de ces recherches est simple : faire en sorte que tous sachent que ces hommes ont vécu-là, dans notre village, une Histoire qui les a dépassés. Il ne tient qu'à nous que ces fantômes reprennent vie. D'avance, merci pour eux.

 ___________________________________


__- INTRODUCTION -

La France à la fin des années 1930.

            Dans les années 1930, l'Europe connaît une situation politique tendue (montée des fascismes), que renforce la grave crise économique venue des Etats-Unis. Ce contexte pousse de nombreux exilés à se réfugier en France, traditionnelle terre d'accueil des réfugiés politiques. Les opposants aux régimes en place sont les premières victimes des persécutions : antinazis allemands, républicains italiens et espagnols, entre autres.

            Dès les premiers mois de 1933, les juifs et opposants allemands sont plusieurs milliers à avoir quitté leur pays. 25 000 à 30 000 d'entre eux décident de s'installer en France. Ce sont en grande partie des hommes jeunes. La plupart appartiennent à des couches sociales aisées. Certains sont des personnalités connues, comme l'écrivain Lion Feuchtwanger, le communiste Willi Münzenberg ou le psychiatre Alfred Döblin.

             Les réfugiés pensent d'abord que leur exil sera bref. C’est le cas de Lion Feuchtwanger[1]. Ils se rendent vite à l'évidence : Adolf Hitler est au pouvoir pour un temps plus long que prévu. L'exil dure. Il faut s'organiser, d'autant que les difficultés matérielles commencent à se faire sentir. La plupart de ces Allemands n'ont pas de quoi se loger décemment. Peu nombreux sont ceux qui peuvent compter sur la généreuse hospitalité d'amis. L'exil se poursuit. Tous les jours des désespérés affluent. Les conditions de vie sont rendues difficiles par l'ignorance de la langue et de la législation française du travail. Ils attendent un hypothétique travail et sont dans la gêne, malgré l'aide apportée par des organisations sociales et / ou politiques. Le Consistoire de Paris est parmi les premiers à leur venir en aide.

             Les mouvements nationalistes et antisémites se délectent de la présence de tous ces réfugiés. La France a du mal à se remettre de la grave crise économique et sociale venue des Etats-Unis avec le krach boursier de 1929. Le chômage monte. Le Front populaire (1936) ne trouve pas de solutions à tous les problèmes. Très vite, les étrangers deviennent les responsables de tous les maux. Une vague de xénophobie très violente déferle sur la France. Les réfugiés, en particulier les juifs allemands, sont victimes d'insultes, de crachats, d'agression physique. Cette haine est relayée par la presse, dont le célèbre "Je suis partout" qui encourage les excès. Bien malgré eux, les juifs allemands suscitent et relancent la haine du « Boche », vieux relent nauséabond de la guerre de 1914-1918. L'Action Française les décrit comme des espions à la solde de Hitler. Des extrémistes français, dont l’écrivain Céline, vont jusqu'à les accuser d'inventer les sévices que les hommes de Hitler leur font subir. Dachau a déjà ouvert ses portes, dans l'indifférence générale.

             Les réfugiés allemands ne sont pas les seuls à subir la vindicte populaire. Les Espagnols et les Italiens ont été parmi les premiers à demander l'asile politique en France. Ils ont été suivis par des Sarrois, des Tchécoslovaques, des Russes et des Autrichiens à partir de 1938 (Anschluss), par des Polonais (1939). La population les a accueillis, nourris, logés ... puis rejetés ! Les Espagnols, arrivés en nombre (500 000), ont transité longtemps par des camps dépourvus d'hygiène. L'opinion publique se méfie de ces étrangers que l'on voit comme des voleurs, des assassins, des menteurs. "Ne violent-ils pas les femmes ?" dit-on dans les campagnes du nord de la France. On leur prête tous les maux.

             Le gouvernement français, d'abord favorable à l'afflux de réfugiés, ne tarde pas à se raviser. Le 20 avril 1933, le ministre de l'Intérieur Camille Chautemps envoie une note aux ambassades et aux consulats relative à l'examen attentif des demandes de visas émanant des juifs allemands. Seuls sont acceptés ceux pouvant subvenir à leurs besoins sans l'aide de l'Etat. Il ne faut pas, aux dires d'un diplomate français en poste à Berlin, qu'un étranger occupe " un emploi qui sera perdu pour un chômeur français".[2] Dès le mois de juillet 1933, seuls les détenteurs d'un visa sont autorisés à franchir les frontières. La circulaire du 2 août 1933 rappelle que la venue des juifs d'Allemagne doit être rigoureusement surveillée.

            Les années 1935-1936 sont marquées par un durcissement des conditions d'entrée en France. L'entrée légale rendue difficile, l'immigration en provenance du Reich se fait de façon de plus en plus clandestine, ce qui n'arrange pas la condition des réfugiés.

            Le Front populaire a pratiqué une politique de tolérance à l'égard des réfugiés. L'union de la Gauche n'a cependant pas permis aux exilés d'obtenir un statut particulier leur permettant de travailler dans la légalité.

            Le gouvernement Daladier, formé en avril 1938, vire clairement vers la droite. Le ministre de l'Intérieur Albert Sarraut prend des mesures strictes de surveillance des étrangers. Une série de décrets, pris entre mai et novembre 1938, organise la chasse aux clandestins, multiplie les expulsions, complexifie l'obtention de la nationalité française et rend plus difficile l'application des droits civiques des "nouveaux" citoyens. La méfiance des Français vis à vis des étrangers ont permis un écho favorable de ces mesures au sein de la population.

             La période précédant la guerre marque une recrudescence des tensions entre nationaux et étrangers. Les Français voient d'un mauvais oeil ces étrangers, qui en cas de guerre, resteraient à l'arrière et, selon eux, profiteraient de l'absence des soldats bien français partis au front. Allemands et Juifs sont désignés comme les responsables de ces tensions. La rumeur, entretenue sciemment, les accuse de vouloir la guerre pour pouvoir rentrer chez eux en triomphateurs. La rumeur s'amplifie des affaires d'espionnage éclatant au grand jour et mettant en cause des agents allemands. Sarraut accentue les mesures de surveillance : les étrangers résidant à moins de 1 kilomètre d'un bâtiment militaire sont inscrits sur la liste des suspects (carnet B). Les décrets d'avril 1939 réglementent la place des étrangers dans l'armée et l'administration françaises. Pourtant, de nombreux étrangers ont manifesté leur désir de servir la France bien avant 1939.

             Le 3 septembre 1939, les ressortissants du Reich (Allemands, Autrichiens, Tchèques) sont informés par voix d'affichage en mairie qu'ils doivent rejoindre les centres de rassemblement définis pour chaque département. Ils sont ensuite répartis dans des camps d'internement. Anne GRYNBERG[3] recense près d'une centaine de camps sur le territoire. Ils sont improvisés dans des usines, des écoles, des colonies de vacances etc. Les conditions de vie y sont difficiles. L'aménagement des camps est parfois assuré par les détenus eux-mêmes, comme au camp des Milles. Parmi les camps recensés par Anne GRYNBERG figure celui de Lambesc, ouvert entre mars et juin 1940.

Première partie : Les conditions d'ouverture du camp de Lambesc.

            Lambesc, 1939.

La guerre a donc été déclarée. Lambesc est un petit village de Provence, comme tant d’autres. Il compte environ 2000 habitants (1913 exactement au dernier recensement, celui de 1936). Difficile de savoir comment la mobilisation a été vécue : rien ne transparaît dans les archives municipales. Aucune liste de mobilisés. Aucune allusion à la guerre dans les décisions du conseil municipal. On ne peut donc qu’imaginer la peur qui noue les ventres, la tristesse et la douleur qui étranglent les cœurs. Les mères continuent leur vie au quotidien, tentant de préserver leurs enfants et adressant des prières émouvantes pour la sauvegarde des pères, maris ou fils partis sur le front. Le village vit de l’industrie de la conserve. Il y en a trois sur Lambesc : Gillet, Ours et Barbier-Dauphin.

 En août 1939, le préfet ordonne la réquisition de la Tuilerie des Milles, alors fermée, conformément au décret du 12 novembre 1938 : " les étrangers indésirables, en situation irrégulière, peuvent être internés dans des camps surveillés." Le camp compte 1850 détenus en novembre 1939. Le nombre décroît rapidement et la Tuilerie « ferme » officiellement ses portes le 18 avril 1940. Un document administratif, daté du 18 avril 1940 et signé "le capitaine Goruchon commandant le camp" atteste du transfert officiel du camp des Milles vers Lambesc[4]. Il est visé par le cabinet du préfet le 19 avril et par la gendarmerie le 22 du mois courant. [Insérer les documents : Journal de marche, papier administratif, journal de M. Roussier] Ce transfert est signalé dans le journal de marche du 157e Régiment Régional. Plusieurs centaines de prisonniers et une centaine de gardes s'apprêtent donc à lever le camp. D'après les archives et les recherches de l'historienne allemande Doris OBSCHERNITZKI, il semblerait qu'une partie des hommes (une vingtaine) soit arrivée à Lambesc la veille (17 avril) pour des raisons encore assez obscures : ont-ils été envoyés pour préparer l'arrivée du reste des internés ? Ont-ils été internés directement à Lambesc, les encadrants du camp connaissant la fermeture programmée des Milles ? [5]

             Tous se retrouvent à Lambesc et s'installent à la conserverie Gillet.[6] La conserverie se trouve à quelques centaines de mètres de la mairie, en face de l'actuelle crèche, route de Caireval[7]. Les hommes arrivent, certainement pendant la nuit, peut-être par le train. Le camp est commandé par le capitaine Charles Goruchon, un ancien de Verdun, alors âgé de 50 ans. Charles Goruchon [Insérer portrait de C. Goruchon] a parfois tendance à assimiler les internés qu'il garde à des nazis. Vétéran de la Grande Guerre au cours de laquelle il a été blessé gravement, il accuse les internés des souffrances imposées à la France en 1870 et 1914-1918 par les armées prussiennes et allemandes[8].

            D'autres officiers, sous-officiers et soldats sont présents à Lambesc. J'ai pu trouver les noms de cinq capitaines, cinq lieutenants, deux aspirants, deux adjudants de compagnie, un sergent-chef, treize sergents, trois caporaux, et trois soldats. Un de ces soldats est originaire de Lambesc et y vit alors. Il y a également un médecin commandant, deux médecins auxiliaires et un médecin aspirant.

            Les militaires appartiennent à deux régiments de réservistes. Le premier est le 4e bataillon du 156e Régiment Régional de Privas (Ardèche), arrivé aux Milles le 06 septembre 1939. Le second est 4e bataillon du 154e Régiment Régional avec lequel le capitaine Goruchon est arrivé aux Milles en septembre 1939.

            L'organisation du camp se fait dans l'urgence. Il n'y a pas de casernes pour recevoir tous ces hommes. Les prisonniers casés, il faut s'occuper des gardes. Pas de problèmes : ils n'ont qu'à loger chez l'habitant lorsqu'ils ne sont pas de faction au camp. A Lambesc, Charles Goruchon loge chez Mademoiselle Binet, fille de consul. Le capitaine et son épouse s’entendent tout de suite très bien avec leur logeuse : elle est modiste comme Madame Goruchon. La maison (hôtel d’Arquier, proche de l'église) a deux entrées : celle de Melle Binet donne sur la place Jean-Jaurès ; celle de Charles Goruchon ouvre sur la place du Plan Bedoin. Le mess prend place en face de la mairie, là où se tient aujourd'hui le syndicat d'initiative. Les internés prennent leurs repas à l’usine Barbier-Dauphin, sur l’actuelle place du marché. Certains officiers habitent au couvent Saint-Thomas de Villeneuve. Ce couvent fait aussi fonction d’infirmerie pour les internés. Le camp devient vite sujet de curiosité et de rumeurs ! 

 Deuxième partie : Qui sont les internés ?

        André Fontaine parle de quatre cent vingts internés[9]. J'ai voulu connaître leurs noms et leurs histoires. A cette fin, je me suis rendue aux archives départementales de Marseille. J'ai trouvé les noms de trois cent quarante-trois internés dont le passage à Lambesc est écrit noir sur blanc dans les différents papiers que j'ai parcourus. Pour les soixante-dix-sept restants, n'ayant aucune preuve écrite de leur passage sur le site, je ne les prends pas en compte dans l'étude. Je ne les oublie pas, mais je n'ai trouvé dans les archives ni leurs noms, ni aucun autre renseignement.

 De quelle(s) nationalité(s) sont les internés ?

            La composition nationale du camp de Lambesc se conforme aux ordonnances dictées par l'Etat. Sur les trois cent quarante-trois internés recensés, trois cent huit sont considérés comme des ressortissants du Reich, à savoir :

                                               - 179 sont de nationalité allemande,

                                               - 128 sont de nationalité autrichienne,

                                               -     1 est de nationalité tchèque.

            Sur les documents administratifs, les Autrichiens sont enregistrés comme étant de nationalité ex-autrichienne. Depuis 1938 et l'Anschluss, l'Autriche a été rattachée au Reich allemand nazi. Dans ce cas, l'Etat français a considéré que la nationalité autrichienne n'avait plus lieu d'être mentionnée en tant que tel. Quant aux Tchèques, ils n'existent plus depuis le démantèlement de leur pays aux accords de Munich en 1938. Ils sont ressortissants du Reich par obligation, contrairement aux Autrichiens.

             Les trente-cinq internés restants se répartissent comme suit :

                                               - 25 sont de nationalité inconnue,

                                               -  8 sont de nationalité polonaise,

                                               -  1 est de nationalité russe,

                                               -  1 est enregistré comme apatride.

L'internement des Russes s'explique par l’existence du Pacte germano-soviétique. Quant aux Polonais, on peut penser que beaucoup ont fui devant l'avancée des troupes allemandes dans les premiers jours de la guerre.

             Les apatrides sont des gens qui n'ont plus de nationalité "par suite d'un défaut de concordance des lois sur les nationalités".[10] Ils sont devenus très nombreux à la suite de la Première Guerre mondiale. La défaite du bloc de la Triplice et la Révolution russe ont provoqué l'effondrement des trois empires européens (la Russie des Romanov, l'Allemagne des Hohenzollern, l'Autriche-Hongrie des Habsbourg). Ces démembrements ont engendré des flux de populations chassées et déplacées. La situation s'est aggravée avec la perte de nationalité imposée par le Reich nazi. L'apatride du camp de Lambesc est né à Jaroslaw, en Pologne, dans ce qui était la partie russe avant les traités de paix de 1919. Peut-être est-ce un Russe blanc[11] émigré ? A moins qu'il ne soit polonais ? Il n'y a pas encore de réponse à ces questions.

             Lors des traités de paix de 1919, l'Europe centrale est partagée entre les trois empires. A l'issue de ces traités, des pays ont été (re)créés : les Républiques baltes (Estonie, Lituanie, Lettonie), la Pologne, la Tchécoslovaquie, La Yougoslavie. D'autres pays ont retrouvé des territoires perdus (l'Alsace-Lorraine pour la France, la Transylvanie pour la Roumanie) ou ont rattaché à leur territoire des espaces convoités depuis longtemps (la région de Venise et de Trieste pour l'Italie). Tous les ressortissants autrichiens ou allemands n'ont pas quitté pour autant leurs lieux de naissance. Ainsi, dix-neuf internés de nationalité allemande sont nés en Alsace-Lorraine. Plus de la moitié d'entre eux vivent dans leur canton d'origine au moment de leur internement : Strasbourg, Knutange, Metz, Briey, etc. Ces Alsaciens-Lorrains doivent leur internement à des parents allemands et à une date de naissance antérieure à 1918. Trois Allemands sont nés dans la partie ex-allemande de la Pologne[12]. Au moins l'un d'entre eux s'était installé en France après avoir servi dans la légion. Il en est de même pour les ressortissants autrichiens, puisque cinq sont nés en Hongrie, huit en Tchécoslovaquie et six en Roumanie (deux), Italie (deux), et Yougoslavie (deux). Si nous pouvons admettre que beaucoup se sont installés en Autriche, nous pouvons admettre aussi que certains sont restés dans leur région natale. En définitive, tous se sont retrouvés en France pour fuir le régime nazi et l'Anschluss.

 Quel est l'âge des internés ?

             Sur les trois cent quarante-quatre internés, douze n'ont pas de date de naissance mentionnée dans les archives. Les trois cent trente deux restants peuvent être répartis dans sept classes d'âge : les moins de 20 ans, les hommes âgés de 21 à 25 ans, de 26 à 30 ans, de 31 à 35 ans, de 36 à 40 ans, de 41 à 45 ans et les plus de 45 ans. Le critère retenu est l'âge des internés au moment où ils sont entrés dans le camp de Lambesc.

            Les résultats obtenus sont :

Moins de 20 ans :    8                         31-35 ans : 71                        Plus de 45 ans : 62.

            21-25 ans : 16                        36-40 ans : 88

            26-30 ans : 43                        41-45 ans : 43

             Les internés du camp de Lambesc sont tous des hommes. Ce sont en grande partie des hommes jeunes : 226 ont moins de 40 ans, soit 68,27 % des internés pour lesquels je dispose d'une date de naissance. J'attire votre attention sur le fait que huit internés sont encore des mineurs : quatre n'ont que vingt ans, trois ont dix-neuf ans, un n'a que dix-huit ans seulement ! Si l'on exclut les douze hommes pour lesquels je ne dispose d'aucune date de naissance, la moyenne d'âge du camp est de 37 ans et quelques mois. Le plus jeune a 18 ans, le plus âgé a 63 ans. Il semble que cette moyenne d'âge se retrouve dans les autres camps de la région, excepté pour les camps de femmes qui gardaient leurs enfants avec elle.

            Les plus nombreux sont les hommes dont l'âge est compris entre 30 et 45 ans (61% des 331 internés), c'est-à-dire ces hommes chargés de famille, ayant un travail et des responsabilités importantes au sein de la communauté. Les archives ne manquent pas de lettres d'employeurs réclamant la libération de leurs employés, comme ce négociant dont le rôle est de commercer avec les pays germanophones, ou de lettres d'épouses ayant de jeunes enfants et réclamant la libération de leur mari, à l'exemple de cette femme qui, n'ayant plus de quoi nourrir ses enfants, refuse de les mettre à l'Assistance publique puisque son mari gagnait suffisamment d'argent et qu' "il n'est pas un criminel".

De quel milieu social viennent les internés ?

            Le milieu social se lit au travers de la profession exercée par les internés. Malheureusement, celle-ci n'est mentionnée que pour cent quinze cas sur trois cent quarante-trois. Néanmoins, cela donne un échantillon relativement vaste des professions exercées. Je les ai regroupées en neuf catégories :

1) l'agriculture : 15 dont

            14 agriculteurs et 1 ouvrier agricole.

2) l'industrie : 20 dont

            6 mineurs, 3 mécaniciens, 3 ouvriers, 2 machinistes, 1 mouleur, 1 tourneur, 1             piqueur de fer, 2 employé de l'industrie, 1 ingénieur automobile.

3) Le commerce et l'artisanat : 31 dont

            7 commerçants, 2 boulangers, 2 serruriers, 2 représentants, 2 menuisiers, 1 fabricant, 1 exportateur, 1 directeur de banque, 1 exportateur en textile, 1 dirigeant de société, 1 relieur, 1 boucher, 1 forgeron, 1 poseur de bois, 1antiquaire, 1 épicier, 1 cordonnier, 1 magasinier en grains, 1 employé de commerce, 1 tailleur, 1 meunier.

4) Le bâtiment : 6 dont

            3 maçons, 2 peintres en bâtiment, 1 cimentier.

5) Le chemin de fer : 3 dont

            1 employé, 1 chauffeur de locomotive, 1 chef de train.

6) L'enseignement : 3 dont

            1 professeur de sport, 1 professeur d'allemand, 1 docteur en philosophie.

7) La restauration : 5 dont

            3 cuisiniers, 1 cuisinier-restaurateur, 1 plongeur.

8) Autres : 27 dont

            6 peintres, 2 chauffeurs, 1 laveur de vitre, 1 fonctionnaire, 1 chanteur, 1 musicien, 1 chef d'orchestre, 1 jardinier, 1 forestier, 1 comptable, 1 expert publiciste, 1 journaliste, 1 voyageur, 1 avocat, 1 marin, 1 batelier, 1 secrétaire technique, 1 pédicure, 1 chimiste, 1 chantre de synagogue, 1 feuilletoniste.

             Si l'on considère la totalité des métiers, nous pouvons constater que soixante-neuf des cent onze internés mentionnés occupent des emplois manuels : industrie, commerce, agriculture pour l'essentiel. Il y a peu d'intellectuels. Nous pouvons donc conclure deux choses :

            - la première est une réalité générale à l'ensemble de la population concentrationnaire de la période. Seuls les hommes les plus aisés sont partis à l'étranger quand les premières mesures ont été prises. Les moins fortunés sont restés, faute de moyens pour partir ;

            - la seconde tient au fait que beaucoup ne pensaient pas être internés longtemps. Les dossiers des archives montrent que leur intégration était réelle. Seuls cinq internés sur cent onze sont enregistrés comme sans profession. Les cent six autres ont des adresses professionnelles ou apparentées. Ces hommes ne pensaient donc pas être hors-la-loi. Les mesures prises ne leur semblaient pas être définitives. Du moins, au début.

               En outre, j'ai relevé que soixante-dix-neuf hommes ont servi dans la légion étrangère aux côtés des Français. Trente-deux ont été médaillés : croix du combattant, croix de guerre, médaille coloniale, médaille du blessé, médaille de la Paix, médaille de Syrie. Certains s'étaient installés en France. Sur les quinze professionnels de l'agriculture internés à Lambesc, quatorze sont des ex-légionnaires. Beaucoup d'entre eux exercent des métiers pénibles : cimentier, maçon, mouleur, ouvrier, mécanicien, etc. D'autres exercent des professions appartenant au domaine dit intellectuel (publiciste, comptable, docteur en philosophie) ou au domaine artistique (peintre, musicien). Tous semblent bien intégrés à la vie de la communauté. Ils sont, pour la majorité, mariés et pères de famille. Ils habitent plutôt les régions de l'est : Alsace, Meuse. Quelques uns ont choisi le sud-ouest. Ils avaient demandé à intégrer la légion en septembre 1939. Ils ont dû la quitter du fait des mauvais traitements qui leur étaient infligés par les autres militaires. Eux aussi étaient assimilés à des nazis.

             Outre la mention "légionnaire", j'ai trouvé dans les archives des mentions "israélite" à côté de certains noms. Vingt et un hommes sont concernés. Dès les premières vagues d'immigration allemande, au début des années 1930, l'Etat avait pris des mesures visant à contrôler l'entrée des juifs allemands en France. En simplifiant, il fallait plutôt laisser passer les juifs susceptibles de contribuer à la bonne marche de l'économie française et rejeter ceux pour qui la communauté aurait dû apporter son aide financière. Ainsi, parmi les internés recensés comme "israélites", nous trouvons un commerçant, un fabricant, un chimiste, un chantre de synagogue. Un est encore mineur (pas encore 19 ans). Deux ont moins de vingt-cinq ans. Peut-être faisaient-ils des études ? Nous ne connaissons pas la profession des quatorze restants. En outre, seuls cinq viennent d'Allemagne. Quatorze sont de nationalité ex-autrichienne. Un n'a pas de nationalité, mais il est né en Pologne. Peut-être ces hommes ont-ils fui, avec leurs familles, les pogroms et les manifestations antisémites très violentes en Europe centrale. Cette hypothèse est loin d'être impossible, la France représentant pour beaucoup la terre d'exil idéale (patrie des droits de l'Homme et de la laïcité).

              Que savons nous d'autre sur ces internés ? Nous savons qu'ils n'étaient pas tous des sympathisants nazis. La suspicion régnait en maître parmi les internés. Certains étaient connus pour leur caractère xénophobe et antisémite. Ils ont pu être soupçonnés d'être des espions de Hitler, de faire partie de la Cinquième colonne[13]. Parmi tous les autres, certains étaient communistes, libéraux, socialistes. Certains avaient appartenu activement à des partis (socialistes et communistes surtout). D'autres n'avaient pas d'opinions politiques vraiment tranchées, mais tous étaient opposés à la politique de persécution nazie. Dans les jours qui suivirent la capitulation française, certains internés (de Lambesc et d'ailleurs) se déclarèrent nouvellement nazis.

 L'exemple d'Otto Stransky.

            Otto Stransky est un ressortissant tchèque. Il est né le 31 août 1902 à Mohenelbe (ou Honehelbe), en Tchécoslovaquie. Il se trouve avec sa femme sur un bateau de commerce italien, l'Océania, à destination de l'Argentine quand il est arrêté. Cet expert en textile arrive à Marseille, puis est transféré à Lambesc le 17 ou le 18 avril 1940. Sur les fiches, il est recensé comme Allemand car, selon le consul tchèque, « il avait refusé la nationalité tchèque, il avait aussi refusé de s’engager dans l’armée tchèque et que pour toutes ces raisons, il ne s’opposait pas à son internement. »[14] Le 26 avril 1940, Otto Stransky est transféré au camp de Loriol, dans la Drôme. En juin, après la déclaration de guerre des Italiens à la France, il est interné au camp des Milles. Profitant d'une relative liberté, il s'enfuit et rejoint sa femme à Marseille. Là, il se cache pendant 3 semaines. Il apprend alors par des amis que les Tchèque ne sont plus soumis à l'internement et qu'ils doivent être libérés. Il se présente aux Milles. Le capitaine Goruchon le reçoit vertement et le met en rétension pour évasion. Il est finalement libéré deux jours plus tard. Nous sommes fin juin 1940. Après sa libération, Otto Stransky ne fait plus parler de lui.A-t-il finalement rejoint l'Argentine ? Nous ne le savons pas à ce jour.

 Troisième partie : Quelle est la vie au camp de Lambesc ?

            Il s'agit bien là du seul point pour lequel les archives n'apportent quasiment rien. C'est le trou noir. Impossible de savoir officiellement comment se déroule la vie quotidienne des internés. Seules les entrées et sorties sont connues.

            Pour contourner la difficulté, je dois me reporter aux travaux d'historiens, en particulier ceux d'André Fontaine[15], travaux prenant en compte les témoignages des survivants des camps d'internés. Me sont très utiles les dessins d'Henri Gowa, un peintre interné au camp de Lambesc.

             Il semble que la vie à Lambesc a été plus "agréable" qu'aux Milles. A la tuilerie, les prisonniers étaient cantonnés dans les grands fours de cuisson et dans les salles de séchage des tuiles, emplies de poussière. A Lambesc, les internés sont dans une conserverie. Les problèmes de poussière deviennent donc mineurs. Restent la promiscuité, l'incompréhension et le désespoir ...

             Les dessins montrent des paillasses superposées. Nous savons par des témoignages que les matelas sont fabriqués en paille. Les détenus sont environ douze par "dortoir". Il faut au moins cela pour garder autant de détenus dans un espace somme toute restreint et non prévu pour cela. Les commodités sont dans la cour. Un réseau de robinets, à l'extérieur, permet aux hommes de faire un brin de toilette. Un arbre leur apporte un peu d'ombre. Un "luxe" qu'ils n'avaient pas aux Milles. André Fontaine rapporte que l'avocat du camp a adressé un courrier pour se plaindre de la présence de scorpions dans le camp[16]. Sur les dessins d'Henri Gowa, les hommes sont représentés les cheveux courts, presque ras. Il s'agit sans doute là de mesures d'hygiène pour éviter les infestations de poux, fréquentes dans les camps précédents.

             Les témoignages font état d’une nourriture correcte. Les fournisseurs pour l'année 1940 n'apparaissent pas dans les registres des archives. Une feuille de commande pour la même période, mais concernant l'année 1941, donne les renseignements alimentaires suivants (par ordre d'importance) : ail, choux, carottes, poireaux, oignons, assaisonnements, pommes, céleris, marmelade, purée de pommes, rutabagas, raves, betteraves, courges, pain[17]. Il n'est pas fait mention de viandes ou de poissons. Il est vraisemblable que les quantités nécessaires en restreignaient l'utilisation. Les internés qui recevaient un peu d'argent pouvaient sans doute améliorer un peu le quotidien.

             La vie quotidienne s'organise autour des heures des repas pris à l'usine Barbier-Dauphin. Les conditions d’internement sont assez souples. André Fontaine raconte que certains internés se déplaçaient dans le village. Certains étaient même, semble-t-il, hébergés ponctuellement par des habitants. Il fait en particulier référence aux artistes peintres présents à Lambesc. Quoi qu'il en soit, il semble que les conditions de vie étaient moins éprouvantes que celles des Milles. Certains font des petits travaux, comme le cireur de chaussures dessiné par Gowa. D'autres trompent l'ennui en écrivant[18]  en dessinant, en chantant. Les malades sont envoyés chez les religieuses du couvent Saint-Thomas de Villeneuve, ce qui a été confirmé oralement par l'une des religieuses. Une lettre d'épouse demande l'autorisation de visiter son mari pour lui donner des vêtements propres.

             Il est possible que la répartition des Milles ait été conservée. Les hommes sont répartis selon leur nationalité. Les légionnaires forment un groupe à part. Chaque groupe est subdivisé en unités d'une vingtaine d'hommes à la tête desquelles est nommé un "chef" chargé de la répartition des vivres, de la paille, et des relations avec les autorités du camp.

             La vie du camp, ce sont aussi les départs et les arrivées. Il y a plus de départs que d'arrivées. Cent quatre-vingt-dix internés sont restés à Lambesc pendant la totalité de la période. Ils ont eu des itinéraires différents, ce qui a pu participer aux conversations : vingt-cinq ex-légionnaires venaient de Sidi-Bel-Abbès, quatre des internés venaient des Milles, dix de Langres, cinq de Marseille, sept de la maison d'arrêt de Nice, deux de la maison d'arrêt d'Aix, quatre de Libourne, dix-neuf de Lauriol, quatre de Mourmelon, un de Manosque, un d'Harchichamp, un de Paris, un de Boui, un de Mirecourt, un de Tuyre, un d'Ambleteuse, etc. Quatre ont été déclarés inaptes à être prestataires. Le début de l'histoire commence toujours de la même façon : un article dans la presse invitant les ressortissants allemands, autrichiens, et assimilés à se présenter au commissariat pour y être recensés. L'enfermement intervient plus tard. C'est ainsi que deux hommes ont été internés deux fois, en 1939 et en mai 1940.

             Certains ont eu la chance de partir. Cette chance est réelle quand elle concerne des départs vers l'étranger. Ainsi, vingt-neuf hommes sont partis pour les Etats-Unis, deux vers le Mexique, un vers Cuba, un vers la Bolivie, un vers la Colombie. Cinq hommes ont été libérés car "jugés inaptes à l'internement". Cinq libérés n'ont pas de destination mentionnée.

            Certains vont participer à l’effort de guerre. Ce sont tous des volontaires. Ils sont cent sept à être partis comme prestataires : soixante-douze pour le dépôt d'artillerie du Mans, six vers Angoulême, quatre vers Auriol, quatre vers le dépôt d'infanterie 41 de Mayenne, trois vers Forcalquier, trois vers Montauban, trois vers Libourne, trois vers Nîmes, deux vers Chambéry, deux vers Mirecourt, un vers Aix, un vers Montluçon, un vers le Meslay s/ Maine. Il en reste deux dont on ne connaît pas la caserne d'affectation finale.

            Enfin, un interné d'origine russe s'est évadé.

             La vie du camp est donc rythmée par  un va et vient d'hommes qui entrent et sortent du camp. Seuls restent ceux sur lesquels les autorités ont un doute et ceux qui ne peuvent prétendre à l'émigration, à l'incorporation militaire ou à des problèmes de santé. Restent également les quelques prisonniers allemands faits sur les fronts.

 Quatrième partie : Que sont devenus les internés ?

          A partir de février 1940, des commissions de criblage tentent de remédier aux internements arbitraires entrepris en 1939.  Beaucoup d’internés ont été libérés, parce que naturalisés, ou ayant un fils dans l'armée, ou s'étant engagés de leur plein gré à quitter le territoire français.

 Après leur passage à Lambesc.

 

            Le camp des Milles rouvre le 12 mai 1940. Cependant, le camp de Lambesc reste ouvert encore quelques temps pour désengorger celui des Milles qui atteint vite un effectif de trois mille cinq-cents internés. Je sais avec certitude que huit des internés de Lambesc ont rejoint la tuilerie des Milles. Ils sont certainement plus nombreux dans ce cas. Au moment de l’offensive allemande, tous les ressortissants du Reich sont internés de nouveau.

            Le 22 juin 1940, le train fantôme emmène un certain nombre d'internés, dont une partie de "Lambescains", vers Bayonne. De là, ils doivent rejoindre le Maroc et la liberté. Ce sont des hommes menacés de mort s'ils tombent aux mains des nazis. Le capitaine Goruchon les aide à fuir. Le train n'arrive pas à destination et les internés sont réunis à Saint-Nicolas (près de Nimes). Beaucoup se sont évadés pendant le transfert. D’autres s'évadent aussi pendant leur séjour forcé dans ce camp de toile. En août, ceux qui restent réintègrent le camp des Milles.

            Sous le gouvernement de Vichy, le camp des Milles devient un « camp de transit » pour les étrangers indésirables qui souhaitent quitter le pays et ont obtenu les papiers indispensables pour le faire. En août-septembre 1942, les juifs étrangers raflés dans toute la région sont regroupés aux Milles, transférés à Drancy, puis vers les camps d’extermination.

            Je sais que 29 des ex-internés présents à Lambesc ont été déportés à partir de 1942 : 23 à Auschwitz, 4 à Maidanek et 2 sans destination claire. Quant aux prestataires, nous savons que ceux identifiés comme israélites ont été remis aux autorités allemandes et déportés aux camps de concentration de Mauthausen et de Dachau avec les légionnaires. Concernant les autres israélites, un est parti à l'étranger en mai 1940, cinq ont réintégré le camp des Milles. Je sais que trois internés ont été libérés en 1941, une a intégré une GTE (Groupement de Travailleurs Etrangers), un s'est évadé en 1942. L'évadé de mai 1940 a été repris en juillet et incarcéré.

            L'un des internés, Egon Kodicek[19], un Autrichien d'origine sans doute tchèque, a intégré les réseaux de résistance de Lyon avec sa femme et son frère. Il a échappé de peu à la Gestapo. Son frère a été arrêté, torturé et déporté à Buchenwald où il est mort.

L'un des internés passe clandestinement en Suisse avec sa fiancée le 6 novembre 1942.

            Trois internés ont pu fuir clandestinement en Espagne entre 1942 et 1943. Il s'agit d'un Allemand commerçant en jouet et de sa femme, et deux frères autrichiens.

 

Après la guerre.

                        Je sais que François Herzfelder, l'avocat présent au camp de Lambesc a survécu à la guerre. Il avait, dans les années 1960, un cabinet à Paris et défendait les intérêts des internés, des déportés, et de leurs familles.

            La plupart des peintres ont survécu à la guerre. Ils ont peint ce qu'ils ont enduré. Ils l'ont parfois raconté ou écrit. 

 _______________________________

Conclusion :

Quelle mémoire Lambesc a gardé de ces hommes ?

            La question de la mémoire est un sujet sensible. A première vue, les internés  qui ont vécu à Lambesc entre avril et juin 1940 n'ont pas laissé de souvenir impérissable, bien au contraire. Lambesc a effacé ce triste épisode de sa mémoire collective. Plusieurs centaines d’hommes disparus, effacés comme on éloigne une mauvaise pensée d'un revers de main. Pourtant ils étaient là, plusieurs centaines de détenus dont certains parlaient peu ou mal notre langue. Ils ont vécu et témoigné de leur passage dans le village. Autant de destins réunis ici.

             Nous devons sortir cet épisode oublié de notre mémoire en nous appuyant sur des faits établis grâce aux archives. Nous devons accepter ce passé même s'il ne semble pas très reluisant. Nous devons accepter la présence de ce camp de ressortissants étrangers imposé à Lambesc par l'administration de la République française. Nous devons aussi faire en sorte que les jeunes générations connaissent cette réalité.

             Enfin, nous avons un devoir de mémoire envers tous ces hommes, Hermann, Martin, Walter, Joseph, Salomon, Robert, Wilhelm, Antoine, Léo, Osias, Richard, Charles, Paul, Herbert, Erich, Alfred, Joseph-Israël, Ernst, Julius, Max, Fritz, Otto, Maximilien, Félix, Théodore, Kurt, Léopold, Friedrich, Oswald, Rudolph, Karl, Henry, Jacob-laïb, Iwan, Withelm, Arpad, Emile, Erich, Othon, Werner, François, Albin, Benzian, Eduard, Willy, Oscar, Bruno, Stefan, Markus, Jean, Eugène, Arthur, Frédéric, Gustav, Michael, Heinrich, Léon, Léopold-Israël, Gunther, Franz-Karl, Isaac, Ruben, David, Rolf, Richard, Benjamin, Ludwig, Sally, Ewald, Georg-Carl, Adolf, Pierre, Heinz, Georges, Auguste, Hans, Guillaume, Jakob, Erwin, Legbus, Norbert, Egon, Isaak, Karol, Henri, Lucien, Jacques, Isidor, Gerhard, Hugo, Manfred, Hans-Rudolf, Herst-Israël, Anon, Sigmund, Honig, Rod, Johann, Gerz, Anton, Prosper, Emile, Kalmann, Justin, Moszek, Noe, Ernest-Georg, Wulf-Peter, Rikko, Siegrieg, Abraham, Lepsow, Isak, Klaus, tous les autres, et tous ceux dont les archives n'ont pas conservé la mémoire et pour qui une famille s'est inquiétée et a peut-être pleuré la mort.

             Le crime n'est pas d'avoir accueilli le camp. Il est d'en taire le souvenir et d'en dénier l'existence. Il est de condamner ces hommes à une mort définitive. L'oubli est la pire des morts. A travers notre souvenir, ils vivent encore.

_______________________________________

 Pour aller plus loin.

Sources

Dossiers archives départementales des Bouches-du-Rhône (cote 142 W).

 Bibliographie

 - André FONTAINE, Le camp d'étranger des Milles, 1939-1943, Aix en Provence, Édisud, 1989.

 - Jacques GRANDJONC et Teresa GRUNDTNER (dir.), Zone d'ombres, 1933-1944, l'exil et l'internement des Allemands et des Autrichiens dans le midi de la France, Aix-en-Provence, Alinea, 1990.

 - Anne GRYNBERG, Les camps de la honte, Paris, La Découverte, 1991.

 - Serge KLARSFELD, Les transferts de juifs de la région de Marseille vers les camps de Drancy ou de Compiègne en vue de leur déportation, 11 août 1942-24 juillet 1944, Paris, Association des Fils et Filles de déportés juifs de France, 1992.

 - Robert MENCHERINI (dir.), Provence-Auschwitz. De l’internement des étrangers à la déportation des juifs, 1939-1944, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2007.

 - Doris OBSCHERNITZKI, Letze hoffnung-Ausreise-Die Ziegelei von Les Milles Aix-en-Provence 1939-1942, Heintrich & Hentricht, Teetz, 1999.

 - Ralph SCHOR, Histoire de l'immigration en France, Paris, 1996.

 _____________________________________________

Claire LUTRIN-LE PORS 

Les Perrières

13410 LAMBESC.

 ________________________________________

 Lambesc 1940 : La mémoire oubliée.


 

Lambesc, OCTOBRE 2010.

 

[1]             Lion FEUCHTWANGER, Le Diable en France, Paris, ed. Belfond, 2009.

[2]             Anne GRYNBERG, Les camps de la honte. Les internés juifs des camps français, 1939-1944, Paris, La Découverte, 1991, p. 28.

[3]             Anne GRYNBERG, op. cit.

[4]             Ce transfert est cité dans le journal de Marche du 157e RR (« Stationnement du 4e bataillon : A dater du 18 avril le camp des étrangers est transféré d’Aix les Milles à Lambesc »). Service historique des Armées, Vincennes.

[5]             Doris OBERSCHNERNITZKI, Letzte Hoffnung-Ausreise. Die Ziegelei von Les Milles 1939-1942. Vom Lager für unerwünschte Ausländer zum Deportations zentrum, ed. Hentrich &Hentrich, Teetz 1999.

[6]             La conserverie s'appellera plus tard Beaudoux.

[7]             Elle est aujourd'hui en partie détruite et transformée en logements résidentiels et parking.

[8]             Cf. André FONTAINE, Le camp d'étrangers des Milles, 1933-1944, Aix en Provence, Édisud, 1989, p.19.

[9]             Dans ces cahiers, Elie Roussier donne un chiffre de quatre cents internés (voir Musée des Amis du Vieux  Lambesc).

[10]            cf. Encyclopédie Quillet.

[11]            Les Russes blancs sont des Russes partisans du tsar et de sa famille. Ils ont fui en masse lors de la Révolution russe et des années suivantes. Les Russes blancs n'étaient pas uniquement des nobles. Beaucoup de non-nobles se sont engagés dans la légion étrangère à la suite de leur fuite.

[12]            A la fin du XVIIIe siècle, la Pologne a été partagée entre la Prusse, l'Autriche et la Russie au cours de trois traités. L'Autriche et la Russie se sont attribuées les trois quarts du territoire polonais.

[13]            Des sympathisants nazis ont été internés aux Milles. Il n' y a aucun document prouvant qu'ils soient passés par Lambesc. En effet, en juillet 1940, le capitaine Goruchon a préféré brûler les archives des premiers mois du camp de peur qu'elles ne tombent aux mains des Allemands.

[14]            Cf Doris OBERSCHNERNITZKI, op. Cit., p. 153.

[15]            Voir bibliographie.

[16]            Cette lettre n'a pas été retrouvée dans les archives. Je ne peux donc en détailler le contenu.

[17]            André FONTAINE rapporte qu'il s'agit de rations militaires : "On peut le conserver des mois sans qu'il soit dur, il est pâteux et insipide, très lourd à digérer". (Le camp d'étrangers...  op. cit, p. 29). De plus, cette liste comprend la nourriture destinée aux prisonniers et celle destinée à l'encadrement. Les menus n'étaient pas de qualité équivalente pour les uns et pour les autres.

[18]            Le camp a sa propre poste.

[19]            Il est le n°141 dans le tableau des internés.