Alain Chouraqui,
Directeur de recherche émérite au CNRS, président de la Fondation du Camp
des Milles
La Mémoire et
l’Histoire éclairent le présent. Elles nous alertent aujourd’hui. C’est le
message porté par la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Education*,
en particulier vers les jeunes. Après trente années de combat engagé avec
d’anciens résistants et déportés pour une mémoire utile au présent, elle a
en charge le seul grand camp français d’internement et de déportation
encore intact. Et à partir de cette Histoire, sont présentés dans le Volet
réflexif du Site-mémorial les résultats d’un travail interdisciplinaire et
intergénocidaire novateur sur les dynamiques qui ont été à l’œuvre dans les
génocides du XXe siècle ainsi que sur les processus d’extrémisation qui
peuvent conduire aux crimes de masse. Une muséographie inédite permet
d’apporter des connaissances, de nourrir la réflexion et de bousculer
souvent les certitudes infondées de certains élèves, tous citoyens de
demain. Elle s’ouvre dès le hall d’accueil par l’affichage des grandes
valeurs démocratiques : Liberté, Égalité, Fraternité, Justice, Dignité,
Laïcité. En parallèle, la Fondation souhaite offrir une
opportunité pédagogique, un outil culturel et un espace de dialogue aux
professeurs, premiers porteurs de la République et de ces valeurs.
Le Site-mémorial
du Camp des Milles n’est donc pas seulement un haut-lieu de mémoire. C’est
aussi un lieu vivant, d’éducation citoyenne et de culture. On y entre en
contact physique avec l’engrenage de la Shoah, mais on peut aussi y
constater que « chacun peut agir, chacun peut résister, chacun à sa manière
».
Au-delà du « Plus
jamais ça ! », deux questions fondent le parcours muséographique : «
Comment faire pour que plus jamais ça ? » et « Que ferais-je demain si… ?
». Mais demain peut arriver vite. Le Site-mémorial du Camp des Milles
explique comment les sociétés peuvent sombrer dans la barbarie et présente
également les nombreuses résistances possibles aux dérives mortifères.
Parmi celles-ci, le processus dit de « radicalisation » apparaît en réalité
comme un processus d’extrémisation, plus que de « retour aux racines ». Il
renvoie à des facteurs psychologiques, sociologiques, psycho-sociaux,
cognitifs, politiques, idéologiques souvent semblables. Il conduit
essentiellement à un resserrement de la norme acceptée et recèle un fort
potentiel de rejet de l’Autre, de racismes et de violence.
On peut ainsi
dire qu’aujourd’hui, sur un fond de montée de tensions et d’extrémismes
d’origines diverses, notre démocratie est prise en tenailles entre deux
extrémismes identitaires, islamiste et nationaliste. Ces deux extrémismes
sont à la fois le produit et l’aliment du processus et ils doivent donc
être analysés en dynamique. On peut ainsi parler d’engrenages enclenchés,
heureusement résistibles. Et l’on peut constater que les extrémismes
concernés se nourrissent l’un de l’autre pour menacer finalement les
libertés de tous et la démocratie, l’un par la terrible déstabilisation
terroriste comme vient de le montrer tragiquement l’assassinat du
professeur Samuel Paty, l’autre par l’expression dans les urnes, dans les
lois ou dans la rue de crispations et de peurs, comme souvent dans les
grandes tragédies de l’histoire. Tous les génocides, les plus graves des
crimes contre l’humanité, montrent en effet que le moteur le plus puissant de l’engrenage
vers le pire a toujours été le racisme, l’antisémitisme ou la xénophobie,
fruits de l’extrémisme identitaire et de son potentiel explosif et
contagieux.
C'est alors une
combinaison de processus individuels, collectifs et institutionnels qu'il
faut prendre en compte, et pas seulement les « radicalisations »
individuelles souvent seules à être mises en avant.
Nous sommes
entrés progressivement dans une période longue marquée en particulier par
l’anomie. Les crises objectives et subjectives, les pertes de repères et
les peurs, déclenchent chez beaucoup la recherche de « certitudes » voire
d’absolu, l’appel à l’ordre ou au chef, et une attirance pour les « vérités
» manichéennes assénées par les extrémismes et les intégrismes de tous
bords. Un engrenage se met en place qui va du préjugé à la discrimination,
de la peur à l’agressivité et à la violence, d’une croyance aveugle au
rejet de l’autre, des mots fous aux gestes fous, de l’insulte dans la cour
d’école au poignard contre des fonctionnaires, des livres brûlés aux hommes
gazés.
Chez certains –
parfois dans des groupes sociaux entiers –, on peut observer, en réaction
aux déstabilisations, un repli sur des repères « de proximité » (rapports
de force élémentaires, identités défensives – du quartier au
communautarisme ethnique, national ou religieux…), une recherche de repères
forts – parfois dans un passé revisité – et d’idées simples face à la
complexité, une désignation facile de boucs émissaires perçus comme
étrangers, voire des aspirations à un régime autoritaire. Ces sujets interpellent
et alertent aujourd’hui. Car l’autoritarisme, les complicités et les
persécutions du nazisme et des fascismes se sont eux aussi développés dans
des contextes d’anomie et de déstabilisation des valeurs, conduisant alors
des personnes et des groupes vers des hétéronomies fortes et des repères
identitaires réels ou fantasmés, et finalement vers une disparition des
droits et libertés démocratiques.
Chez d'autres –
souvent moins fragiles –, la réaction est heureusement inverse. Cette
déstabilisation des « repères extérieurs » est mise à profit pour
développer leurs propres repères, développer ainsi des « autonomies »,
c'est-à-dire permettre de nouvelles libertés par une « autoproduction » de
règles et de repères, dans le rapport à la famille, au travail, au groupe,
à la religion, à la nation, au monde…
S'est ainsi
enclenchée une sorte de « course de vitesse » entre les réflexes récurrents
de peur, de crispation identitaire et donc « d'agressivité défensive »
d'une part, et l'apprentis- sage d'éléments de réflexion, d'autonomie et
donc de progrès humaniste et démocratique d'autre part.
Chacun a son rôle
à jouer dans ce contexte sociétal dynamique et complexe. Notre expérience
de terrain montre qu’un Site-mémorial comme celui du Camp des Milles peut
apporter une double réponse, à la fois à ceux qui ont besoin de repères
forts et immédiats, mais aussi à ceux qui souhaitent nourrir leurs
connaissances ou leur esprit critique. Par l’accès direct aux lieux mêmes,
il peut fournir aux élèves des repères sensibles et concrets ; par la
transmission de clés de compréhension pluridisciplinaires élaborées à
partir de l’Histoire, il leur propose des repères intellectuels, des armes
de l’esprit.
Comprendre le
sens des événements est difficile dans le bruit des réseaux sociaux et le vacarme du temps présent.
Le Volet réflexif du Mémorial, dont l’approche est inédite sur un lieu de
mémoire, propose le recul de l’histoire et des sciences de l’homme pour
présenter les mécanismes humains qui peuvent mener des extrémismes aux pires
extrémités.
Mais il donne
aussi à voir les capacités d’y résister. C’est cette dynamique que valide
le Conseil scientifique international de notre Fondation**, présidé par le
Recteur de Gaudemar et auquel appartiennent en particulier les Recteurs
Beignier et Joutard ainsi que les Recteurs de Paris et d’Osnabruck. C’est
cette approche originale de « convergence des mémoires » qu’a consacrée
l’UNESCO en nous accordant une Chaire sur l’éducation à la citoyenneté, qui
regroupe aujourd’hui des universités d’une vingtaine de pays.
Depuis son
ouverture en 2012, le Site-mémorial a accueilli plus de 400 000 jeunes de
l’éducation formelle ou informelle, venant de toute la France mais aussi de
l’étranger. Parfois réticents à la visite d'un lieu si connoté, ils découvrent
que cette histoire parle d’eux, de l’effet de groupe qui les enferme parfois, des racismes
subis ou des stéréotypes partagés quotidiennement, ou bien encore des
séductions extrémistes qu’ils peuvent rencontrer sur la toile. Les presque
3 000 ateliers menés chaque année auprès des élèves, en complément de leur
visite, permettent d’approfondir certaines notions tout en développant
l’esprit critique, l’engagement, le dialogue et la réflexion. Ces actions
sont soutenues par des formations ou des moments d’échanges spécialement
destinés aux enseignants qui le souhaitent. Aujourd’hui, en période de
pandémie, nous avons tenu à poursuivre notre mission en proposant des
interventions dans les établissements scolaires eux-mêmes et en mettant sur
internet, à la libre disposition des éducateurs, de nombreuses ressources
pédagogiques et culturelles.
Apporter de tels
éléments d'éducation citoyenne, tenir toute la chaîne du savoir, depuis son
élaboration par la recherche jusqu’à sa diffusion muséographique ou pédagogique, permet
d’alimenter la réflexion, de fournir des connaissances et de nourrir
l’autonomie de chacun. C’est la mission principale assignée aux équipes de
la Fondation du Camp des Milles. C’est ce partage des leçons de
l’expérience tragique de l’humanité qui a permis le ferme soutien de Simone
Veil, de Serge Klarsfeld ou de Jorge Semprun, et qui faisait dire à Elie
Wiesel, prix Nobel de la paix : « Le camp des Milles sera un lieu
important, très important pour les siècles à venir ».
En ces temps
incertains et dangereux pour nos valeurs, les équipes de notre Fondation
resteront donc résolument aux côtés des enseignants pour mener à bien notre
mission commune, éducative, mémorielle et citoyenne.
*Cet article
reprend notamment des éléments présentés par Alain Chouraqui à la
Conférence des Présidents d’Université, repris dans The Conversation, et complétés
avec le concours d’Olivier Vincent, professeur en Service éducatif à la
Fondation du Camp des Milles. Une occasion de rendre aussi hommage au
travail pédagogique d’Aline Chirouze, de Denis Caroti et de tous les
professeurs qui se sont succédés en Service éducatif dans notre Fondation,
comme des inspecteurs dont l’accompagnement a été précieux depuis l’origine
du projet de Site mémorial.
** La Fondation
du Camp des Milles-Mémoire et Education est reconnue d’utilité publique par
un décret du Premier ministre, sans but lucratif. L’Education nationale
siège à son Conseil d’administration comme membre de droit.
Deux outils
pédagogiques de la Fondation :
-Pour résister… à
l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme, Alain
Chouraqui dir., prologue Simone Veil, préface Jean-Paul de Gaudemar,
Cherche Midi éd., 2015. Prix Seligmann contre l’injustice et l’intolérance
délivré par le Recteur de Paris.
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