« La démocratie n’a pas besoin de violence mais de raison »
Président de
la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et éducation, Alain Chouraqui a présenté ce mardi, à l’occasion
de la Journée internationale de la démocratie, l’édition 2020 de l’indice
d’analyse et d’alerte républicaine
et démocratique.
Aghate Lhôte du Journal "La Marseillaise" l'a interviewé.
Qu’est-ce que l’indice
d’analyse et d’alerte républicaine et démocratique ?
Alain Chouraqui : Cet indice est la
traduction chiffrée de nos analyses scientifiques sur les tragédies de l’Histoire,
en les appliquant à ces dernières décennies. Nous avons voulu essayer de
mesurer le risque pour la démocratie
aujourd’hui à partir des leçons du passé. Elles ont été analysées
scientifiquement pendant 15 ans par notre équipe
et ont conduit à des analyses assez précises sur les mécanismes humains qui
peuvent conduire au pire, ainsi
que sur les capacités de résistance. La volonté a été de pouvoir arriver à
mesurer le risque d’engrenage
contre la démocratie en prenant les caractéristiques principales de chaque
étape et en trouvant pour chaque
caractéristique des statistiques fiables comme la crise économique, le chômage
des jeunes, les violences racistes
etc.
Justement, quelles sont les étapes qui
peuvent mener à un engrenage contre la démocratie ?
A.C. : Il existe trois étapes qui ont
chacune leurs caractéristiques. La première est marquée par des crises diverses. La
deuxième étape concerne le passage de la démocratie au régime autoritaire et se
scinde en deux parts
majeures allant de la perte de repères à la fin de l’état de droit par la force
ou les urnes. Enfin, la troisième étape qui
peut être observée dans l’Histoire si les résistances sont insuffisantes, est
l’extension des persécutions et des
menaces contre tous. Aujourd’hui en France nos outils d’analyse montrent que
nous serions au début de l’étape 2.
Comment expliquer que la France soit à la
deuxième étape du processus alors que c’est un pays démocratique ?
A.C. : On constate que les
caractéristiques du passé concernant cette étape correspondent à ce que l’on
observe actuellement.
Je pense notamment à la perte de repères, au rejet des élites… Dans les
mécanismes de sociétés en crise, il
n’y a pas grand-chose de nouveau et la société actuelle est en train de suivre
le même chemin dans les grands
points d’étapes et nous disons « alerte ». Les deux points les plus inquiétants
que nous observons aujourd’hui
sont d’une part l’augmentation des violences et des radicalisations qui sont un
élément d’accélération
considérable et d’autre part les crispations identitaires qui dans l’Histoire
ont mené au pire. Ce sont elles
qui ont conduit à la Shoah, au génocide des Arméniens ou des Tutsi. Donc quand
une société voit les crispations
identitaires prendre une place considérable dans sa vie publique, là il y a un
énorme danger. Selon l’indice,
entre 1990 et 2019, les risques pour la démocratie ont été multipliés par 5.
Que faut-il absolument éviter aujourd’hui ?
A.C. : Il faut évidemment éviter d’en
arriver à un régime autoritaire en France, et les résistances sont possibles. D’ailleurs
il y a eu un bel exemple quand après les attentats de 2015 il y a eu pendant
deux ans une baisse très nette de
l’indice des risques pour la démocratie, alors qu’on aurait pu imaginer un coup
d’accélérateur considérable
pour l’engrenage. Les Français ont montré leur résistance, leur résilience et
n’ont en majorité pas joué ce jeu-là.
Elle a été appuyée par les positions très claires des pouvoirs publics qui ont
alerté sur le risque d’amalgame,
entre autres. On est maintenant dans un engrenage qui est inquiétant mais
heureusement on peut lui résister
grâce notamment à la prise de conscience démocratique et à l’éducation.
Faut-il
assister à des drames pour voir naître une prise de conscience ?
A.C. : Je le crains car nous sommes
dans une société tellement pressée, portée sur l’immédiat, qu’il faut parfois des
électrochocs. D’ailleurs on peut se demander si la crise de la Covid ne peut
pas jouer un rôle de cet ordre dans les
deux sens. C’est-à-dire d’un côté la possibilité de prendre du recul sur les
grands problèmes et de l’autre
habituer hélas les populations à des restrictions de liberté même si elles sont
aujourd’hui nécessaires.
Quel constat faites-vous concernant
l’augmentation de 79 points du risque entre 2018 et 2019 ?
A.C. : Après 2017, l’indice est reparti
à la hausse et a rejoint la tendance lourde. Cette tendance lourde est due largement
aux actes racistes et antisémites favorisés par des extrémismes identitaires.
Jusqu’en 2018, l’indice était vers
le haut à cause de l’antisémitisme surtout et, entre 2018 et 2019 au-delà de
l’antisémitisme qui a continué à
progresser, ce sont les actes racistes qui ne sont ni antisémites ni
antimusulmans qui ont explosé avec une
augmentation de 130 % en un an.
Depuis quelques temps nous voyons une
libération de la parole raciste et antisémite qui s’est normalisée, quelle analyse peut-on faire au niveau de
la société ?
A.C. : Je pense que cela fait partie
des signaux de brutalisation de la société. Il y a un moment où les sociétés deviennent
plus violentes dans leurs comportements, leurs échanges et c’est un moment
inquiétant. Cela signifie que les
extrémismes sont en train de l’emporter et cela nourrit les passions alors que
la démocratie a besoin de raison, pour
le dialogue, les échanges et même les confrontations.
Entretien
réalisé par Agathe L’hôte du Journal « la Marseillaise »