Lambesc, un
jour d'avril 1940. A l'aube, la rumeur naît, court et enfle dans le
village : ILS sont là ! ILS sont arrivés ! ILS sont là, à la
conserverie ! Les curirent voir cet étrange équipage … Mais qui
sont ces hommes ? D'où viennent-ils ? Pourquoi sont-ils là ? Un
épisode méconnu de l'Histoire de Lambesc s'ouvre à vous. Êtes-vous prêts à le
découvrir ? Oui ? Alors, ouvrez la porte et entrez dans l'Histoire …
- AVANT -
PROPOS -
Je
tiens à remercier pour leur coopération les employés, bibliothécaires, archivistes,
secrétaires des archives départementales des Bouches-du-Rhône à Marseille.
J'adresse des remerciements particuliers à Monsieur Rémy BOUDER, qui m'a aidée
à lever bien des obstacles, à M. MARCHOT pour son active coopération, à MM.
Robert MENCHERINI et Xavier DAUMALIN pour leur soutien bienveillant, à Mmes
Piat et Vaudois et M. Schnorf pour leur précieuse connaissance de l'allemand.
Le
devoir de mémoire est l'un des plus difficiles que je connaisse. La mémoire est
sélective. Elle garde le bon et rejette le mauvais. Il en est de notre mémoire
individuelle comme de la mémoire collective.
Il
est étrange de constater qu'un groupe de plus de trois
cents prisonniers a disparu des
mémoires, sans laisser de trace. Pire, ils n'ont, pour certains, jamais existé.
J'ai
entrepris ces recherches il y a plus de dix ans, lorsque j'ai vu une carte, établie
par Anne GRYNBERG, présentant "les camps créés à l'hiver et au printemps
1939" et ceux "ouverts entre septembre 1939 et mai 1940 pour les
ressortissants ennemis". Lambesc s'y trouve en bonne place, au milieu
d'autres.
Après
avoir fouillé les archives de la mairie (en vain), interrogé les anciens et
nouveaux propriétaires de l'usine réquisitionnée (en vain), je me suis tournée
vers nos concitoyens témoins de cette période. En vain !
Les
archives départementales représentaient mon dernier espoir de pouvoir amener
des preuves de ce que j'avançais. Après deux années de recherche, dans la
poussière, j'ai trouvé un fil qui me prouve que je n'ai rien inventé et que
l'on ne m'a pas menti, comme je l'ai entendu dire. Il y a bien eu un camp
d'internement de travailleurs étrangers entre le 18 avril et le 15 juin 1940 à Lambesc.
Deux mois seulement. C'est suffisant pour que l'on s'y attarde.
Les
archives sont un monde peuplé de fantômes. Les dossiers de la période 1938-1947
sont sensibles. Ce sont des fantômes émouvants, des noms dans des dossiers, des
vies qui basculent, des lettres bouleversantes de pères, de mères cherchant
leurs enfants, d'enfants demandant une reconnaissance du statut d'internés pour
leurs parents, de lettres à un proche enfermé. Je me suis fait le témoin muet
des ces morceaux d'existence. J'ai lu ces lettres, ces noms, ces listes. Au
milieu de ces vieux papiers, que l'on sent remplis de larmes, de douleurs et de
la froideur administrative, j'ai trouvé des noms, ceux de quelques gardiens,
médecins et officiers, et de 343 détenus dont le passage au camp de Lambesc
entre avril et juin 1940 est attesté. J'ai trouvé des morceaux de vie, les
moments de joie lors des libérations. Des moments de mort aussi, quand les
dates de décès ou les mentions des convois de déportation apparaissent à la fin
de la liste de leur itinéraire.
Quelques
uns sont connus. Beaucoup sont anonymes. Difficile de retrouver ce qu'ils sont
devenus.
Le
but de ces recherches est simple : faire en sorte que tous sachent que ces
hommes ont vécu-là, dans notre village, une Histoire qui les a dépassés. Il ne
tient qu'à nous que ces fantômes reprennent vie. D'avance, merci pour eux.
___________________________________
__-
INTRODUCTION -
La France à
la fin des années 1930.
Dans
les années 1930, l'Europe connaît une situation politique tendue (montée des
fascismes), que renforce la grave crise économique venue des Etats-Unis. Ce contexte
pousse de nombreux exilés à se réfugier en France, traditionnelle terre
d'accueil des réfugiés politiques. Les opposants aux régimes en place sont les
premières victimes des persécutions : antinazis allemands, républicains
italiens et espagnols, entre autres.
Dès
les premiers mois de 1933, les juifs et opposants allemands sont plusieurs
milliers à avoir quitté leur pays. 25 000 à 30 000 d'entre eux décident de
s'installer en France. Ce sont en grande partie des hommes jeunes. La plupart
appartiennent à des couches sociales aisées. Certains sont des personnalités
connues, comme l'écrivain Lion Feuchtwanger, le communiste Willi Münzenberg ou
le psychiatre Alfred Döblin.
Les
réfugiés pensent d'abord que leur exil sera bref. C’est le cas de Lion Feuchtwanger[1].
Ils se rendent vite à l'évidence : Adolf Hitler est au pouvoir pour un temps
plus long que prévu. L'exil dure. Il faut s'organiser, d'autant que les
difficultés matérielles commencent à se faire sentir. La plupart de ces
Allemands n'ont pas de quoi se loger décemment. Peu nombreux sont ceux qui
peuvent compter sur la généreuse hospitalité d'amis. L'exil se poursuit. Tous
les jours des désespérés affluent. Les conditions de vie sont rendues
difficiles par l'ignorance de la langue et de la législation française du travail.
Ils attendent un hypothétique travail et sont dans la gêne, malgré l'aide
apportée par des organisations sociales et / ou politiques. Le Consistoire de
Paris est parmi les premiers à leur venir en aide.
Les
mouvements nationalistes et antisémites se délectent de la présence de tous ces
réfugiés. La France a du mal à se remettre de la grave crise économique et
sociale venue des Etats-Unis avec le krach boursier de 1929. Le chômage monte.
Le Front populaire (1936) ne trouve pas de solutions à tous les problèmes. Très
vite, les étrangers deviennent les responsables de tous les maux. Une vague de
xénophobie très violente déferle sur la France. Les réfugiés, en particulier
les juifs allemands, sont victimes d'insultes, de crachats, d'agression
physique. Cette haine est relayée par la presse, dont le célèbre "Je suis partout" qui encourage les excès.
Bien malgré eux, les juifs allemands suscitent et relancent la haine du
« Boche », vieux relent nauséabond de la guerre de 1914-1918.
L'Action Française les décrit comme des espions à la solde de Hitler. Des
extrémistes français, dont l’écrivain Céline, vont jusqu'à les accuser
d'inventer les sévices que les hommes de Hitler leur font subir. Dachau a déjà
ouvert ses portes, dans l'indifférence générale.
Les
réfugiés allemands ne sont pas les seuls à subir la vindicte populaire. Les
Espagnols et les Italiens ont été parmi les premiers à demander l'asile
politique en France. Ils ont été suivis par des Sarrois, des Tchécoslovaques,
des Russes et des Autrichiens à partir de 1938 (Anschluss), par des Polonais (1939). La population les a accueillis,
nourris, logés ... puis rejetés ! Les Espagnols, arrivés en nombre (500 000),
ont transité longtemps par des camps dépourvus d'hygiène. L'opinion publique se
méfie de ces étrangers que l'on voit comme des voleurs, des assassins, des
menteurs. "Ne violent-ils pas les femmes ?" dit-on dans les campagnes
du nord de la France. On leur prête tous les maux.
Le
gouvernement français, d'abord favorable à l'afflux de réfugiés, ne tarde pas à
se raviser. Le 20 avril 1933, le ministre de l'Intérieur Camille Chautemps
envoie une note aux ambassades et aux consulats relative à l'examen attentif des
demandes de visas émanant des juifs allemands. Seuls sont acceptés ceux pouvant
subvenir à leurs besoins sans l'aide de l'Etat. Il ne faut pas, aux dires d'un
diplomate français en poste à Berlin, qu'un étranger occupe " un emploi qui sera
perdu pour un chômeur français".[2] Dès le mois de juillet
1933, seuls les détenteurs d'un visa sont autorisés à franchir les frontières.
La circulaire du 2 août 1933 rappelle que la venue des juifs d'Allemagne doit
être rigoureusement surveillée.
Les
années 1935-1936 sont marquées par un durcissement des conditions d'entrée en
France. L'entrée légale rendue difficile, l'immigration en provenance du Reich
se fait de façon de plus en plus clandestine, ce qui n'arrange pas la condition
des réfugiés.
Le
Front populaire a pratiqué une politique de tolérance à l'égard des réfugiés.
L'union de la Gauche n'a cependant pas permis aux exilés d'obtenir un statut
particulier leur permettant de travailler dans la légalité.
Le
gouvernement Daladier, formé en avril 1938, vire clairement vers la droite. Le
ministre de l'Intérieur Albert Sarraut prend des mesures strictes de
surveillance des étrangers. Une série de décrets, pris entre mai et novembre
1938, organise la chasse aux clandestins, multiplie les expulsions, complexifie
l'obtention de la nationalité française et rend plus difficile l'application
des droits civiques des "nouveaux" citoyens. La méfiance des Français
vis à vis des étrangers ont permis un écho favorable de ces mesures au sein de
la population.
La
période précédant la guerre marque une recrudescence des tensions entre nationaux
et étrangers. Les Français voient d'un mauvais oeil ces étrangers, qui en cas
de guerre, resteraient à l'arrière et, selon eux, profiteraient de l'absence
des soldats bien français partis au front. Allemands et Juifs sont désignés
comme les responsables de ces tensions. La rumeur, entretenue sciemment, les
accuse de vouloir la guerre pour pouvoir rentrer chez eux en triomphateurs. La rumeur s'amplifie des affaires d'espionnage
éclatant au grand jour et mettant en cause des agents allemands. Sarraut
accentue les mesures de surveillance : les étrangers résidant à moins de 1
kilomètre d'un bâtiment militaire sont inscrits sur la liste des suspects
(carnet B). Les décrets d'avril 1939 réglementent la place des étrangers dans
l'armée et l'administration françaises. Pourtant, de nombreux étrangers ont
manifesté leur désir de servir la France bien avant 1939.
Le
3 septembre 1939, les ressortissants du Reich
(Allemands, Autrichiens, Tchèques) sont informés
par voix d'affichage en mairie qu'ils doivent rejoindre les centres de
rassemblement définis pour chaque département. Ils sont ensuite répartis dans
des camps d'internement. Anne GRYNBERG[3]
recense près d'une centaine de camps sur le territoire. Ils sont improvisés
dans des usines, des écoles, des colonies de vacances etc. Les conditions de
vie y sont difficiles. L'aménagement des camps est parfois assuré par les
détenus eux-mêmes, comme au camp des Milles. Parmi les camps recensés par Anne
GRYNBERG figure celui de Lambesc, ouvert entre mars et juin 1940.
Première
partie : Les conditions d'ouverture du camp de Lambesc.
Lambesc,
1939.
La guerre a donc été déclarée. Lambesc est un petit village de Provence, comme
tant d’autres. Il compte environ 2000 habitants (1913 exactement au dernier
recensement, celui de 1936). Difficile de savoir comment la mobilisation a été
vécue : rien ne transparaît dans les archives municipales. Aucune liste de
mobilisés. Aucune allusion à la guerre dans les décisions du conseil municipal.
On ne peut donc qu’imaginer la peur qui noue les ventres, la tristesse et la
douleur qui étranglent les cœurs. Les mères continuent leur vie au quotidien,
tentant de préserver leurs enfants et adressant des prières émouvantes pour la
sauvegarde des pères, maris ou fils partis sur le front. Le village vit de
l’industrie de la conserve. Il y en a trois sur Lambesc : Gillet, Ours et
Barbier-Dauphin.
En août 1939, le préfet
ordonne la réquisition de la Tuilerie des Milles, alors fermée, conformément au
décret du 12 novembre 1938 : "
les étrangers indésirables, en situation irrégulière, peuvent être internés
dans des camps surveillés." Le camp compte 1850 détenus
en novembre 1939. Le nombre décroît rapidement et la Tuilerie
« ferme » officiellement ses portes le 18 avril 1940. Un document
administratif, daté du 18 avril 1940 et signé "le capitaine Goruchon commandant le
camp"
atteste du transfert officiel du camp des Milles vers Lambesc[4].
Il est visé par le cabinet du préfet le 19 avril et par la gendarmerie le 22 du
mois courant. [Insérer les documents :
Journal de marche, papier administratif, journal de M. Roussier] Ce
transfert est signalé dans le journal de marche du 157e
Régiment Régional. Plusieurs centaines
de prisonniers et une centaine de gardes s'apprêtent donc à lever le
camp. D'après les archives et les recherches de l'historienne allemande Doris
OBSCHERNITZKI, il semblerait qu'une partie des hommes (une vingtaine) soit
arrivée à Lambesc la veille (17 avril) pour des raisons encore assez
obscures : ont-ils été envoyés pour préparer l'arrivée du reste des
internés ? Ont-ils été internés directement à Lambesc, les encadrants du
camp connaissant la fermeture programmée des Milles ? [5]
Tous se retrouvent à
Lambesc et s'installent à la conserverie Gillet.[6]
La conserverie se trouve à quelques centaines de mètres de la mairie, en face
de l'actuelle crèche, route de Caireval[7].
Les hommes
arrivent, certainement pendant la nuit, peut-être par le train. Le camp est
commandé par le capitaine Charles Goruchon, un ancien de Verdun, alors âgé de
50 ans. Charles Goruchon [Insérer portrait de C.
Goruchon] a parfois tendance à assimiler les internés qu'il garde à
des nazis. Vétéran de la Grande Guerre au cours de laquelle il a été blessé
gravement, il accuse les internés des souffrances imposées à la France en 1870
et 1914-1918 par les armées prussiennes et allemandes[8].
D'autres
officiers, sous-officiers et soldats sont présents à Lambesc. J'ai pu trouver
les noms de cinq capitaines, cinq lieutenants, deux aspirants, deux adjudants
de compagnie, un sergent-chef, treize sergents, trois caporaux, et trois
soldats. Un de ces soldats est originaire de Lambesc et y vit alors. Il y a
également un médecin commandant, deux médecins auxiliaires et un médecin aspirant.
Les
militaires appartiennent à deux régiments de réservistes. Le premier est le 4e bataillon du 156e
Régiment Régional de Privas (Ardèche), arrivé aux Milles le 06 septembre
1939. Le second est 4e bataillon du 154e
Régiment Régional avec lequel le capitaine Goruchon est arrivé aux
Milles en septembre 1939.
L'organisation
du camp se fait dans l'urgence. Il n'y a pas de casernes pour recevoir tous ces
hommes. Les prisonniers casés, il faut s'occuper des gardes. Pas de problèmes :
ils n'ont qu'à loger chez l'habitant lorsqu'ils ne sont pas de faction au camp.
A Lambesc, Charles Goruchon loge chez Mademoiselle Binet, fille de consul. Le
capitaine et son épouse s’entendent tout de suite très bien avec leur
logeuse : elle est modiste comme Madame Goruchon. La maison (hôtel
d’Arquier, proche de l'église) a deux entrées : celle de Melle Binet donne
sur la place Jean-Jaurès ; celle de Charles Goruchon ouvre sur la place du
Plan Bedoin. Le mess prend place en face de la mairie, là où se tient
aujourd'hui le syndicat d'initiative. Les internés prennent leurs repas à
l’usine Barbier-Dauphin, sur l’actuelle place du marché. Certains officiers
habitent au couvent Saint-Thomas de Villeneuve. Ce couvent fait aussi fonction
d’infirmerie pour les internés. Le camp devient vite sujet de curiosité et de
rumeurs !
Deuxième partie : Qui sont les internés ?
André
Fontaine parle de quatre cent vingts internés.
J'ai voulu connaître leurs noms et leurs histoires. A cette fin, je me suis
rendue aux archives départementales de Marseille. J'ai trouvé les noms de trois
cent quarante-trois internés dont le passage à Lambesc est écrit noir sur blanc
dans les différents papiers que j'ai parcourus. Pour les soixante-dix-sept
restants, n'ayant aucune preuve écrite de leur passage sur le site, je ne les
prends pas en compte dans l'étude. Je ne les oublie pas, mais je n'ai trouvé dans les archives ni leurs noms, ni aucun
autre renseignement.
De
quelle(s) nationalité(s) sont les internés ?
La
composition nationale du camp de Lambesc se conforme aux ordonnances dictées
par l'Etat. Sur les trois cent quarante-trois internés recensés, trois cent
huit sont considérés comme des ressortissants du Reich, à savoir :
-
179 sont de nationalité allemande,
-
128 sont de nationalité autrichienne,
- 1 est de nationalité tchèque.
Sur
les documents administratifs, les Autrichiens sont enregistrés comme étant de
nationalité ex-autrichienne. Depuis 1938 et l'Anschluss, l'Autriche a été rattachée au Reich allemand nazi. Dans
ce cas, l'Etat français a considéré que la nationalité autrichienne n'avait
plus lieu d'être mentionnée en tant que tel. Quant aux Tchèques, ils n'existent
plus depuis le démantèlement de leur pays aux accords de Munich en 1938. Ils
sont ressortissants du Reich par obligation, contrairement aux Autrichiens.
Les
trente-cinq internés restants se répartissent comme suit :
-
25 sont de nationalité inconnue,
- 8 sont de nationalité polonaise,
- 1 est de nationalité russe,
-
1 est enregistré comme apatride.
L'internement des Russes s'explique par l’existence
du Pacte germano-soviétique. Quant aux Polonais, on peut penser que beaucoup
ont fui devant l'avancée des troupes allemandes dans les premiers jours de la
guerre.
Les
apatrides sont des gens qui n'ont plus de nationalité "par suite d'un
défaut de concordance des lois sur les nationalités".[10] Ils sont devenus très
nombreux à la suite de la Première Guerre
mondiale. La défaite du bloc de la Triplice et la Révolution russe ont provoqué
l'effondrement des trois empires européens (la Russie des Romanov, l'Allemagne
des Hohenzollern, l'Autriche-Hongrie des Habsbourg). Ces démembrements ont
engendré des flux de populations chassées et déplacées. La situation s'est
aggravée avec la perte de nationalité imposée par le Reich nazi. L'apatride du
camp de Lambesc est né à Jaroslaw, en Pologne, dans ce qui était la partie
russe avant les traités de paix de 1919. Peut-être est-ce un Russe blanc[11]
émigré ? A moins qu'il ne soit polonais ? Il n'y a pas encore de réponse à ces
questions.
Lors
des traités de paix de 1919, l'Europe centrale est partagée entre les trois
empires. A l'issue de ces traités, des pays ont été (re)créés : les Républiques
baltes (Estonie, Lituanie, Lettonie), la Pologne, la Tchécoslovaquie, La
Yougoslavie. D'autres pays ont retrouvé des territoires perdus
(l'Alsace-Lorraine pour la France, la Transylvanie pour la Roumanie) ou ont
rattaché à leur territoire des espaces convoités depuis longtemps (la région de
Venise et de Trieste pour l'Italie). Tous les ressortissants autrichiens ou
allemands n'ont pas quitté pour autant leurs lieux de naissance. Ainsi, dix-neuf internés de
nationalité allemande sont nés en Alsace-Lorraine. Plus de la moitié d'entre
eux vivent dans leur canton d'origine au moment de leur internement : Strasbourg,
Knutange, Metz, Briey, etc. Ces Alsaciens-Lorrains doivent leur internement à
des parents allemands et à une date de naissance antérieure à 1918. Trois
Allemands sont nés dans la partie ex-allemande de la Pologne[12].
Au moins l'un d'entre eux s'était installé en France après avoir servi dans la
légion. Il en est de même pour les ressortissants autrichiens, puisque cinq sont nés en Hongrie, huit en Tchécoslovaquie et six en
Roumanie (deux), Italie (deux), et Yougoslavie (deux). Si nous pouvons admettre
que beaucoup se sont installés en Autriche, nous pouvons admettre aussi que
certains sont restés dans leur région natale. En définitive, tous se sont
retrouvés en France pour fuir le régime nazi et l'Anschluss.
Quel est
l'âge des internés ?
Sur
les trois cent quarante-quatre internés, douze n'ont pas de date de naissance
mentionnée dans les archives. Les trois cent trente deux restants peuvent être
répartis dans sept classes d'âge : les moins de 20 ans, les hommes âgés de 21 à
25 ans, de 26 à 30 ans, de 31 à 35 ans, de 36 à 40 ans, de 41 à 45 ans et les
plus de 45 ans. Le critère retenu est l'âge des internés au moment où ils sont
entrés dans le camp de Lambesc.
Les
résultats obtenus sont :
Moins de 20 ans :
8 31-35 ans
: 71 Plus de 45 ans
: 62.
21-25
ans : 16 36-40 ans
: 88
26-30
ans : 43 41-45 ans
: 43
Les
internés du camp de Lambesc sont tous des hommes. Ce sont en grande partie des
hommes jeunes : 226 ont moins de 40 ans, soit 68,27 % des internés pour lesquels
je dispose d'une date de naissance. J'attire votre attention sur le fait que
huit internés sont encore des mineurs : quatre n'ont que vingt ans, trois ont
dix-neuf ans, un n'a que dix-huit ans seulement ! Si l'on exclut les douze
hommes pour lesquels je ne dispose d'aucune date de naissance, la moyenne d'âge
du camp est de 37 ans et quelques mois. Le plus jeune a 18 ans, le plus âgé a
63 ans. Il semble que cette moyenne d'âge se retrouve dans les autres camps de
la région, excepté pour les camps de femmes qui gardaient leurs enfants avec
elle.
Les
plus nombreux sont les hommes dont l'âge est compris entre 30 et 45 ans (61%
des 331 internés), c'est-à-dire ces hommes chargés de famille, ayant un travail
et des responsabilités importantes au sein de la communauté. Les archives ne
manquent pas de lettres d'employeurs réclamant la libération de leurs employés,
comme ce négociant dont le rôle est de commercer avec les pays germanophones,
ou de lettres d'épouses ayant de jeunes enfants et réclamant la libération de
leur mari, à l'exemple de cette femme qui, n'ayant plus de quoi nourrir ses
enfants, refuse de les mettre à l'Assistance publique puisque son mari gagnait
suffisamment d'argent et qu' "il
n'est pas un criminel".
De quel milieu
social viennent les internés ?
Le
milieu social se lit au travers de la profession exercée par les internés. Malheureusement,
celle-ci n'est mentionnée que pour cent quinze cas sur trois cent quarante-trois.
Néanmoins, cela donne un échantillon relativement vaste des professions
exercées. Je les ai regroupées en neuf catégories :
1) l'agriculture : 15 dont
14
agriculteurs et 1 ouvrier agricole.
2) l'industrie : 20 dont
6
mineurs, 3 mécaniciens, 3 ouvriers, 2 machinistes, 1 mouleur, 1 tourneur, 1 piqueur de fer, 2 employé de
l'industrie, 1 ingénieur automobile.
3) Le commerce et l'artisanat : 31 dont
7
commerçants, 2 boulangers, 2 serruriers, 2 représentants, 2 menuisiers, 1 fabricant,
1 exportateur, 1 directeur de banque, 1 exportateur en textile, 1 dirigeant de
société, 1 relieur, 1 boucher, 1 forgeron, 1 poseur de bois, 1antiquaire, 1
épicier, 1 cordonnier, 1 magasinier en grains, 1 employé de commerce, 1
tailleur, 1 meunier.
4) Le bâtiment : 6 dont
3
maçons, 2 peintres en bâtiment, 1 cimentier.
5) Le chemin de fer : 3 dont
1
employé, 1 chauffeur de locomotive, 1 chef de train.
6) L'enseignement : 3 dont
1
professeur de sport, 1 professeur d'allemand, 1 docteur en philosophie.
7) La restauration : 5 dont
3
cuisiniers, 1 cuisinier-restaurateur, 1 plongeur.
8) Autres : 27 dont
6
peintres, 2 chauffeurs, 1 laveur de vitre, 1 fonctionnaire, 1 chanteur, 1 musicien,
1 chef d'orchestre, 1 jardinier, 1 forestier, 1 comptable, 1 expert publiciste,
1 journaliste, 1 voyageur, 1 avocat, 1 marin, 1 batelier, 1 secrétaire
technique, 1 pédicure, 1 chimiste, 1 chantre de synagogue, 1 feuilletoniste.
Si
l'on considère la totalité des métiers, nous pouvons constater que
soixante-neuf des cent onze internés mentionnés occupent des emplois manuels :
industrie, commerce, agriculture pour l'essentiel. Il y a peu d'intellectuels.
Nous pouvons donc conclure deux choses :
-
la première est une réalité générale à l'ensemble de la population concentrationnaire
de la période. Seuls les hommes les plus aisés sont partis à l'étranger quand
les premières mesures ont été prises. Les moins fortunés sont restés, faute de
moyens pour partir ;
-
la seconde tient au fait que beaucoup ne pensaient pas être internés longtemps.
Les dossiers des archives montrent que leur intégration était réelle. Seuls
cinq internés sur cent onze sont enregistrés comme sans profession. Les cent
six autres ont des adresses professionnelles ou apparentées. Ces hommes ne
pensaient donc pas être hors-la-loi. Les mesures prises ne leur semblaient pas
être définitives. Du moins, au début.
En
outre, j'ai relevé que soixante-dix-neuf hommes ont servi dans la légion
étrangère aux côtés des Français. Trente-deux ont été médaillés : croix du
combattant, croix de guerre, médaille coloniale, médaille du blessé, médaille
de la Paix, médaille de Syrie. Certains s'étaient installés en France. Sur les
quinze professionnels de l'agriculture internés à Lambesc, quatorze sont des
ex-légionnaires. Beaucoup d'entre eux exercent des métiers pénibles :
cimentier, maçon, mouleur, ouvrier, mécanicien, etc. D'autres exercent des
professions appartenant au domaine dit intellectuel (publiciste, comptable,
docteur en philosophie) ou au domaine artistique (peintre, musicien). Tous
semblent bien intégrés à la vie de la communauté. Ils sont, pour la majorité,
mariés et pères de famille. Ils habitent plutôt les régions de l'est : Alsace,
Meuse. Quelques uns ont choisi le sud-ouest. Ils avaient demandé à intégrer la
légion en septembre 1939. Ils ont dû la quitter du fait des mauvais traitements
qui leur étaient infligés par les autres militaires. Eux aussi étaient
assimilés à des nazis.
Outre
la mention "légionnaire", j'ai trouvé dans les archives des mentions
"israélite" à côté de certains noms. Vingt et un hommes sont
concernés. Dès les premières vagues d'immigration allemande, au début des
années 1930, l'Etat avait pris des mesures visant à contrôler l'entrée des
juifs allemands en France. En simplifiant, il fallait plutôt laisser passer les
juifs susceptibles de contribuer à la bonne marche de l'économie française et
rejeter ceux pour qui la communauté aurait dû apporter son aide financière. Ainsi,
parmi les internés recensés comme "israélites", nous trouvons un commerçant, un fabricant, un chimiste, un chantre de
synagogue. Un est encore mineur (pas encore 19 ans). Deux ont moins de
vingt-cinq ans. Peut-être faisaient-ils des études ? Nous ne connaissons pas la
profession des quatorze restants. En outre, seuls cinq viennent d'Allemagne.
Quatorze sont de nationalité ex-autrichienne. Un n'a pas de nationalité, mais
il est né en Pologne. Peut-être ces hommes ont-ils fui, avec leurs familles,
les pogroms et les manifestations antisémites très violentes en Europe
centrale. Cette hypothèse est loin d'être impossible, la France représentant
pour beaucoup la terre d'exil idéale (patrie des droits de l'Homme et de la
laïcité).
Que
savons nous d'autre sur ces internés ? Nous
savons qu'ils n'étaient pas tous des
sympathisants nazis. La suspicion régnait en maître parmi les internés. Certains
étaient connus pour leur caractère xénophobe et antisémite. Ils ont pu être
soupçonnés d'être des espions de Hitler, de faire partie de la Cinquième
colonne[13].
Parmi tous les autres, certains étaient communistes,
libéraux, socialistes. Certains avaient appartenu activement à des partis (socialistes et
communistes surtout). D'autres n'avaient pas
d'opinions politiques vraiment tranchées, mais tous étaient
opposés à la politique de persécution nazie. Dans les jours qui suivirent la capitulation française, certains
internés (de Lambesc et d'ailleurs) se déclarèrent
nouvellement nazis.
L'exemple d'Otto Stransky.
Otto
Stransky est un ressortissant tchèque. Il est né le 31 août 1902 à Mohenelbe
(ou Honehelbe), en Tchécoslovaquie. Il se trouve avec sa femme sur un bateau de
commerce italien, l'Océania, à destination de l'Argentine quand il est
arrêté. Cet expert en textile arrive à Marseille, puis est transféré à Lambesc
le 17 ou le 18 avril 1940. Sur les fiches, il est recensé comme Allemand car,
selon le consul tchèque, « il avait
refusé la nationalité tchèque, il avait aussi refusé de s’engager dans l’armée
tchèque et que pour toutes ces raisons, il ne s’opposait pas à son
internement. »
Le 26 avril 1940, Otto Stransky est transféré au camp de Loriol, dans la Drôme.
En juin, après la déclaration de guerre des Italiens à la France, il est
interné au camp des Milles. Profitant d'une relative liberté, il s'enfuit et
rejoint sa femme à Marseille. Là, il se cache pendant 3 semaines. Il apprend
alors par des amis que les Tchèque ne sont plus soumis à l'internement et
qu'ils doivent être libérés. Il se présente aux Milles. Le capitaine Goruchon
le reçoit vertement et le met en rétension pour évasion. Il est finalement
libéré deux jours plus tard. Nous sommes fin juin 1940. Après sa libération,
Otto Stransky ne fait plus parler de lui.A-t-il finalement rejoint
l'Argentine ? Nous ne le savons pas à ce jour.
Troisième
partie : Quelle est la vie au camp de Lambesc ?
Il
s'agit bien là du seul point pour lequel les archives n'apportent quasiment
rien. C'est le trou noir. Impossible de savoir officiellement comment se
déroule la vie quotidienne des internés. Seules les entrées et sorties sont
connues.
Pour
contourner la difficulté, je dois me reporter aux travaux d'historiens, en particulier
ceux d'André Fontaine[15],
travaux prenant en compte les témoignages des survivants des camps d'internés.
Me sont très utiles les dessins d'Henri Gowa, un peintre interné au camp de
Lambesc.
Il
semble que la vie à Lambesc a été plus "agréable" qu'aux Milles. A la
tuilerie, les prisonniers étaient cantonnés dans les grands fours de cuisson et
dans les salles de séchage des tuiles, emplies de poussière. A Lambesc, les
internés sont dans une conserverie. Les problèmes de poussière deviennent donc
mineurs. Restent la promiscuité, l'incompréhension et le désespoir ...
Les
dessins montrent des paillasses superposées. Nous savons par des témoignages
que les matelas sont fabriqués en paille. Les détenus sont environ douze par
"dortoir". Il faut au moins cela pour garder autant de détenus dans
un espace somme toute restreint et non prévu pour cela. Les commodités sont
dans la cour. Un réseau de robinets, à l'extérieur, permet aux hommes de faire
un brin de toilette. Un arbre leur apporte un peu d'ombre. Un "luxe"
qu'ils n'avaient pas aux Milles. André Fontaine rapporte que l'avocat du camp a
adressé un courrier pour se plaindre de la présence de scorpions dans le camp[16].
Sur les dessins d'Henri Gowa, les hommes sont représentés les cheveux courts,
presque ras. Il s'agit sans doute là de mesures d'hygiène pour éviter les
infestations de poux, fréquentes dans les camps précédents.
Les
témoignages font état d’une nourriture correcte. Les fournisseurs pour l'année
1940 n'apparaissent pas dans les registres des archives. Une feuille de
commande pour la même période, mais concernant l'année 1941, donne les
renseignements alimentaires suivants (par ordre d'importance) : ail, choux,
carottes, poireaux, oignons, assaisonnements, pommes, céleris, marmelade, purée
de pommes, rutabagas, raves, betteraves, courges, pain[17].
Il n'est pas fait mention de viandes ou de poissons. Il est vraisemblable que
les quantités nécessaires en restreignaient l'utilisation. Les internés qui recevaient
un peu d'argent pouvaient sans doute améliorer un peu le quotidien.
La
vie quotidienne s'organise autour des heures des repas pris à l'usine
Barbier-Dauphin. Les conditions d’internement sont assez souples. André Fontaine raconte que certains internés se
déplaçaient dans le village. Certains étaient même, semble-t-il, hébergés
ponctuellement par des habitants. Il fait en particulier référence aux artistes
peintres présents à Lambesc. Quoi qu'il en soit, il semble que les conditions
de vie étaient moins éprouvantes que celles des Milles. Certains font des
petits travaux, comme le cireur de chaussures dessiné par Gowa. D'autres
trompent l'ennui en écrivant
en
dessinant, en chantant. Les malades sont envoyés chez les religieuses du
couvent Saint-Thomas de Villeneuve, ce qui a été confirmé oralement par l'une
des religieuses. Une lettre d'épouse demande l'autorisation de visiter son mari pour lui donner
des vêtements propres.
Il
est possible que la répartition des Milles ait été conservée. Les hommes sont
répartis selon leur nationalité. Les légionnaires forment un groupe à part.
Chaque groupe est subdivisé en unités d'une vingtaine d'hommes à la tête
desquelles est nommé un "chef" chargé de la répartition des vivres,
de la paille, et des relations avec les autorités du camp.
La
vie du camp, ce sont aussi les départs et les arrivées. Il y a plus de départs
que d'arrivées. Cent quatre-vingt-dix internés sont restés à Lambesc pendant la
totalité de la période. Ils ont eu des itinéraires différents, ce qui a pu
participer aux conversations : vingt-cinq ex-légionnaires venaient de
Sidi-Bel-Abbès, quatre des internés venaient des Milles, dix de Langres, cinq
de Marseille, sept de la maison d'arrêt de Nice, deux de la maison d'arrêt
d'Aix, quatre de Libourne, dix-neuf de Lauriol, quatre de Mourmelon, un de
Manosque, un d'Harchichamp, un de Paris, un de Boui, un de Mirecourt, un de
Tuyre, un d'Ambleteuse, etc. Quatre ont été déclarés inaptes à être prestataires.
Le début de l'histoire commence toujours de la même façon : un article dans la
presse invitant les ressortissants allemands, autrichiens, et assimilés à se
présenter au commissariat pour y être recensés. L'enfermement intervient plus
tard. C'est ainsi que deux hommes ont été internés deux fois, en 1939 et en mai
1940.
Certains
ont eu la chance de partir. Cette chance est réelle quand elle concerne des
départs vers l'étranger. Ainsi, vingt-neuf hommes sont partis pour les
Etats-Unis, deux vers le Mexique, un vers Cuba, un vers la Bolivie, un vers la
Colombie. Cinq hommes ont été libérés car "jugés inaptes à
l'internement". Cinq libérés n'ont pas de destination mentionnée.
Certains
vont participer à l’effort de guerre. Ce sont tous des volontaires. Ils sont
cent sept à être partis comme prestataires : soixante-douze pour le dépôt
d'artillerie du Mans, six vers Angoulême, quatre vers Auriol, quatre vers le
dépôt d'infanterie 41 de Mayenne, trois vers Forcalquier, trois vers Montauban,
trois vers Libourne, trois vers Nîmes, deux vers Chambéry, deux vers Mirecourt,
un vers Aix, un vers Montluçon, un vers le Meslay s/ Maine. Il en reste deux
dont on ne connaît pas la caserne d'affectation finale.
Enfin,
un interné d'origine russe s'est évadé.
La
vie du camp est donc rythmée par un va
et vient d'hommes qui entrent et sortent du camp. Seuls restent ceux sur
lesquels les autorités ont un doute et ceux qui ne peuvent prétendre à
l'émigration, à l'incorporation militaire ou à des problèmes de santé. Restent
également les quelques prisonniers allemands faits sur les fronts.
Quatrième partie : Que
sont devenus les internés ?
A partir de février 1940, des commissions de
criblage tentent de remédier aux internements arbitraires entrepris en
1939. Beaucoup d’internés
ont été libérés, parce que naturalisés, ou
ayant un fils dans l'armée, ou s'étant
engagés de leur plein gré à quitter le territoire français.
Après leur
passage à Lambesc.
Le
camp des Milles rouvre le 12 mai 1940. Cependant, le camp de Lambesc reste
ouvert encore quelques temps pour désengorger celui des Milles qui atteint vite
un effectif de trois mille cinq-cents internés. Je sais avec certitude que huit
des internés de Lambesc ont rejoint la tuilerie des Milles. Ils sont
certainement plus nombreux dans ce cas. Au moment de
l’offensive allemande, tous les ressortissants du Reich sont internés de
nouveau.
Le
22 juin 1940, le train fantôme emmène un certain nombre d'internés, dont une
partie de "Lambescains", vers Bayonne. De là, ils doivent rejoindre
le Maroc et la liberté. Ce sont des hommes menacés de mort s'ils tombent aux
mains des nazis. Le capitaine Goruchon les aide à fuir. Le train n'arrive pas à
destination et les internés sont réunis à Saint-Nicolas (près de Nimes).
Beaucoup se sont évadés pendant le transfert. D’autres s'évadent aussi pendant
leur séjour forcé dans ce camp de toile. En août, ceux qui restent réintègrent
le camp des Milles.
Sous
le gouvernement de Vichy, le camp des Milles devient un « camp de transit »
pour les étrangers indésirables qui souhaitent quitter le pays et ont obtenu
les papiers indispensables pour le faire. En août-septembre 1942, les juifs
étrangers raflés dans toute la région sont regroupés aux Milles, transférés à
Drancy, puis vers les camps d’extermination.
Je
sais que 29 des ex-internés présents à Lambesc ont été déportés à partir
de 1942 : 23 à Auschwitz, 4 à Maidanek et 2 sans destination claire. Quant aux
prestataires, nous savons que ceux identifiés comme israélites ont été remis
aux autorités allemandes et déportés aux camps de concentration de Mauthausen et de Dachau avec les légionnaires.
Concernant les autres israélites, un est parti à l'étranger en mai 1940, cinq
ont réintégré le camp des Milles. Je sais que trois internés ont été libérés en
1941, une a intégré une GTE (Groupement de Travailleurs Etrangers), un s'est
évadé en 1942. L'évadé de mai 1940 a été repris en juillet et incarcéré.
L'un
des internés, Egon Kodicek,
un Autrichien d'origine sans doute tchèque, a intégré les réseaux de résistance
de Lyon avec sa femme et son frère. Il a échappé de peu à la Gestapo. Son frère
a été arrêté, torturé et déporté à Buchenwald où il est mort.
L'un des internés passe
clandestinement en Suisse avec sa fiancée le 6 novembre 1942.
Trois
internés ont pu fuir clandestinement en Espagne entre 1942 et 1943. Il s'agit
d'un Allemand commerçant en jouet et de sa femme, et deux frères autrichiens.
Après la
guerre.
Je
sais que François Herzfelder, l'avocat présent au camp de Lambesc a survécu à
la guerre. Il avait, dans les années 1960, un cabinet à Paris et défendait les
intérêts des internés, des déportés, et de leurs familles.
La
plupart des peintres ont survécu à la guerre. Ils ont peint ce qu'ils ont
enduré. Ils l'ont parfois raconté ou écrit.
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Conclusion :
Quelle mémoire Lambesc a gardé de ces hommes ?
La
question de la mémoire est un sujet sensible. A première vue, les internés qui
ont vécu à Lambesc entre avril et juin 1940 n'ont pas laissé de souvenir
impérissable, bien au contraire. Lambesc a effacé ce triste épisode de sa
mémoire collective. Plusieurs centaines d’hommes disparus, effacés comme on
éloigne une mauvaise pensée d'un revers de main. Pourtant ils étaient là, plusieurs centaines de détenus dont certains parlaient
peu ou mal notre langue. Ils ont vécu et témoigné de leur passage dans le
village. Autant de destins réunis ici.
Nous
devons sortir cet épisode oublié de notre mémoire en nous appuyant sur des
faits établis grâce aux archives. Nous devons accepter ce passé même s'il ne
semble pas très reluisant. Nous devons accepter la présence de ce camp de
ressortissants étrangers imposé à Lambesc par l'administration de la République
française. Nous devons aussi faire en sorte que les jeunes générations
connaissent cette réalité.
Enfin,
nous avons un devoir de mémoire envers tous ces hommes, Hermann, Martin,
Walter, Joseph, Salomon, Robert, Wilhelm, Antoine, Léo, Osias, Richard, Charles,
Paul, Herbert, Erich, Alfred, Joseph-Israël, Ernst, Julius, Max, Fritz, Otto,
Maximilien, Félix, Théodore, Kurt, Léopold, Friedrich, Oswald, Rudolph, Karl,
Henry, Jacob-laïb, Iwan, Withelm, Arpad, Emile, Erich, Othon, Werner, François,
Albin, Benzian, Eduard, Willy, Oscar, Bruno, Stefan, Markus, Jean, Eugène,
Arthur, Frédéric, Gustav, Michael, Heinrich, Léon, Léopold-Israël, Gunther,
Franz-Karl, Isaac, Ruben, David, Rolf, Richard, Benjamin, Ludwig, Sally, Ewald,
Georg-Carl, Adolf, Pierre, Heinz, Georges, Auguste, Hans, Guillaume, Jakob,
Erwin, Legbus, Norbert, Egon, Isaak, Karol, Henri, Lucien, Jacques, Isidor,
Gerhard, Hugo, Manfred, Hans-Rudolf, Herst-Israël, Anon, Sigmund, Honig, Rod,
Johann, Gerz, Anton, Prosper, Emile, Kalmann, Justin, Moszek, Noe,
Ernest-Georg, Wulf-Peter, Rikko, Siegrieg, Abraham, Lepsow, Isak, Klaus, tous
les autres, et tous ceux dont les archives n'ont pas conservé la mémoire et
pour qui une famille s'est inquiétée et a peut-être pleuré la mort.
Le
crime n'est pas d'avoir accueilli le camp. Il est d'en taire le souvenir et d'en dénier
l'existence. Il est de condamner ces hommes à une mort définitive. L'oubli est
la pire des morts. A travers notre souvenir, ils vivent encore.
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Pour aller
plus loin.
Sources
Dossiers
archives départementales des Bouches-du-Rhône (cote 142
W).
Bibliographie
-
André FONTAINE, Le camp d'étranger des
Milles, 1939-1943, Aix en Provence, Édisud, 1989.
-
Jacques GRANDJONC et Teresa GRUNDTNER (dir.), Zone d'ombres, 1933-1944, l'exil et l'internement des Allemands et des
Autrichiens dans le midi de la France, Aix-en-Provence, Alinea, 1990.
-
Anne GRYNBERG, Les camps de la honte,
Paris, La Découverte, 1991.
- Serge KLARSFELD, Les transferts de juifs de la région de
Marseille vers les camps de Drancy ou de Compiègne en vue de leur déportation,
11 août 1942-24 juillet 1944, Paris, Association des Fils et Filles de
déportés juifs de France, 1992.
-
Robert MENCHERINI (dir.), Provence-Auschwitz. De l’internement des étrangers
à la déportation des juifs, 1939-1944, Publications de l’Université de
Provence, Aix-en-Provence, 2007.
- Doris OBSCHERNITZKI, Letze hoffnung-Ausreise-Die Ziegelei von
Les Milles Aix-en-Provence 1939-1942, Heintrich & Hentricht, Teetz,
1999.
-
Ralph SCHOR, Histoire de l'immigration en
France, Paris, 1996.
_____________________________________________
Claire LUTRIN-LE PORS
Les Perrières
13410 LAMBESC.
________________________________________
Lambesc
1940 : La mémoire oubliée.
Lambesc,
OCTOBRE 2010.